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En fait, outre le désir de plaire naturel à l’artiste, on se demande si ce n’était pas un bon débarras pour Tolstoï quand Gorki lui rendait le service de secouer cette fade atmosphère religieuse dont il s’était environné et de le rendre à sa vraie nature. Avec lui, il pouvait cesser de pontifier : il n’était plus le prophète, l’oracle de la conscience humaine. Il était en vacances. Surtout, il était délivré de ses admirateurs. Ce cercle de Tolstoï, qu’il traînait avec lui de Moscou à la villa de la comtesse Panine, Gorki nous en trace une peinture des plus divertissantes. Il y avait d’abord les intimes, le ménage Tchekov, et l’inquiétant Sulerzhiski, le loup mal apprivoisé, exerçant sur Tolstoï un ascendant inexplicable, capable de tout, de jeter une bombe, de partir avec une troupe de musiciens ambulants… C’était encore la foule des snobs, des curieux ou des simples dévots. « Voici le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, le peintre d’intérieurs Ilya, un social-démocrate d’Yalta, le « stundiste » Putzuk, un musicien, un Allemand, le régisseur des domaines de la comtesse Kleinmichel, le poète Bulgakov, et tous le contemplent à la fois avec des regards d’amour. Tolstoï est là, il est charmant : il explique à la société la doctrine de Lao-Tsé, et il me fait l’effet d’un extraordinaire homme-orchestre, pouvant jouer de cinq ou six instruments à la fois, de la trompette, du tambour, de l’harmonium et de la flûte. » Et puis, il y avait les « Tolstoïens… »

Ah ! pour les Tolstoïens, il n’est pas tendre, Maxime « l’Amer. » « Figurez-vous une tour sublime dont le tocsin appelle infatigablement l’univers, et tout en bas d’infimes roquets, une meute de sales cabots qui jappent en se regardant de travers et en demandant : Qui aboie le mieux ? » Cette canaille sue la lâcheté et la tartufferie : elle infecte la maison d’une atmosphère de bassesse et de flagornerie. On dirait une famille autour d’un oncle à héritage. Cela s’embrasse tout le temps avec des voix dolentes. Cela vous a des mains moites et les yeux faux. Du reste, des gens pratiques et qui s’entendent aux affaires. C’était bien la peine de rompre avec l’Eglise, pour installer chez soi des mœurs de sacristie ! Engeance écœurante ! Elle rappelle à s’y méprendre cette moinerie qui parcourt inlassablement les coins sombres de la Russie, portant dans sa besace des os de chiens crevés qu’elle donne pour des reliques, vendant de petites fioles de « ténèbres de l’Egypte » et de « larmes de