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quoi bon ? » Parfois, ce prodigieux Tolstoï, avec son génie « monstrueux, » apparaît à Gorki comme « une immense montagne » qui se dresse entre son peuple et l’Europe, pour détourner la Russie en marche vers l’Occident et la rejeter là-bas vers les steppes de l’Asie, dans l’enfance du monde et la patrie des rêves stériles.

Oui, il y a des moments où Tolstoï lui paraît presque le « mauvais génie » de la Russie, le dangereux charmeur qui envoûte son peuple et l’empêche de lutter contre le mal de vivre. Et le moment d’après, il est tellement séduit par le pouvoir de l’enchanteur, il admire en lui une telle force de sève et de génie, qu’il ne se tient plus de s’écrier : « Voyez quelle merveille d’homme vit parmi nous sur cette terre ! » Il finit par ne plus savoir s’il l’adore ou le hait. Mais qu’importe la haine ou l’amour ? « Il provoquait en moi des agitations, un émoi sans mesure. » Et ce mélange de sentiments contraires dans l’âme du peintre répand déjà sur la figure du modèle un mouvement dramatique.

Ainsi, il s’en faut que Gorki soit un fidèle béat. L’athée, le révolté, le poète des rebelles et des parias ne pouvait s’entendre avec l’apôtre du renoncement et de l’humiliation. Il faut une bonne dose d’optimisme pour oser entreprendre le bonheur de l’humanité, fût-ce par la violence et le crime. Les deux hommes ne parlaient pas seulement de points de vue opposés, ils étaient de générations et de races différentes. Mais un artiste est toujours un peu femme : il a le don de se prêter à son interlocuteur. Et c’est pourquoi Gorki a beau regimber de loin contre les idées de Tolstoï, il ne se trouve pas plus tôt en contact avec l’homme, qu’il oublie ses préventions et tombe sous le charme. Tolstoï non plus n’est pas le même avec Gorki qu’avec les autres. Il s’adapte sans y penser à ce nouveau public. Il se passe entre les deux hommes ce qui arrive dans une lettre, qui est faite presque autant par celui à qui elle s’adresse que par la personne qui l’écrit. Tolstoï sentait fort bien que ses homélies seraient peine perdue avec Gorki. Il avait le tact de les lui épargner. Il évitait toujours de lui parler de Dieu, — ce dont Gorki lui savait gré, — ou il ne le faisait qu’avec une gêne et une froideur visibles. C’était comme s’il s’apercevait soudain que sa religion lui tenait peu au cœur, qu’elle n’était en lui qu’une construction artificielle. Il avait un peu honte de la simplicité de son Christ.