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à Capri ; c’est là qu’il apprit, le 22 octobre 1910, la fuite de Tolstoï, et c’est de là qu’il écrivit, sous le coup d’une émotion que partageait toute l’Europe, la lettre qui forme l’essentiel de ce volume de Souvenirs.

Ces Souvenirs ne sont pas, à proprement parler, un « portrait » de Tolstoï. Gorki n’est pas un chambellan, un ponctuel Eckermann devant qui M. le conseiller Goethe parle comme devant le phonographe. Un Russe n’est pas capable de tant d’application. Incurie et désordre, c’est toute la Russie. Souvent les notes de Gorki servirent à allumer le réchaud à café. Ce qui reste n’a été sauvé que par hasard. Mais ces bribes décousues ont ce que n’eut jamais l’exactitude allemande : le don de la vie. L’image de Tolstoï, dans ces mille facettes d’une vision d’artiste, apparaît déjà plus mobile et plus capricieuse, étrangement différente de l’image de convention à laquelle le public s’était accoutumé.

On sait de reste que Gorki n’est rien moins qu’un tolstoïsant. S’il a pour le génie de Tolstoï un culte voisin de l’adoration, il ne cache pas que sa pensée lui déplaît et l’irrite. Il déteste surtout sa doctrine du « non-agir, » de la « non-résistance au mal, » cette passivité qui est le mal russe par excellence, le poison laissé dans l’âme slave par l’opium mongol. Cette inertie, cette apathie sont le legs fatal du passé, qui paralyse tant de beaux dons et, de ce qu’on appelle l’histoire de Russie, fait l’histoire d’une série de despotismes tartares, baltes, allemands, selon la nationalité du premier conquérant qui a eu la fantaisie de s’emparer du pouvoir. Et ne venons-nous pas de voir avec la même facilité une bande de terroristes surprendre, gâcher impunément cet Empire de cent millions d’âmes ? Tolstoï incarne aux yeux de Gorki cette impuissance russe à s’organiser en État, l’imbécillité politique, l’horreur de tout effort, qui ramènent toujours le Russe au groupement nomade. Il lui reproche son mépris pour la culture et la science, cette ignorance goguenarde du paysan qui se méfie ou se rit de toute nouveauté. National, par tous ces travers agrandis à l’extrême, personne ne l’est plus que Tolstoï ; mais plus Tolstoï est grand, plus Gorki le trouve haïssable de magnifier en lui les vices de la race. « Le Russe est un être de paresse qui n’a pas besoin qu’on lui trouve de nouveaux prétextes à sa torpeur. » C’est un crime de l’encourager dans sa fainéantise, en lui répétant : « A