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des romantiques, ç’a été de concevoir les âmes d’autrefois comme trop étrangères aux nôtres, de dresser, pour ainsi dire, un mur entre le présent et le passé, comme si le temps était quelque chose de matériel. En réalité, l’âme de nos pères, c’est la nôtre à peine modifiée. Que les circonstances ramènent des situations semblables à celles de l’histoire, nous réagissons exactement dans le même sens que nos ancêtres, avec les mêmes passions, les mêmes amours et les mêmes haines. En vengeant ses morts de 1870, le poilu de 1914 redevient un instant leur contemporain. L’Espagnol ou le Lorrain d’aujourd’hui peut se retrouver vis-à-vis de la France dans les mêmes sentiments qu’au XVIIe siècle, au temps des guerres de Louis XIV. L’attitude du Marocain en face de notre domination est celle du Maure ou du Numide en face du Romain. Dès qu’on envisage le monde et l’homme dans leurs réalités et leurs conditions essentielles et permanentes, l’illusion du temps s’évanouit : tout nous apparaît dans un éternel présent.

Or, la Carthage du passé éveille en nous, avec une puissance extrême, l’idée de cet éternel présent, — cette ville morte nous met en quelque sorte sous les yeux ce qui ne meurt pas dans l’âme humaine. Il suffit pour cela qu’à la différence de tant de lieux anonymes, elle offre à la mémoire et à l’imagination quelques-uns des types et quelques-uns des drames où se résument toute notre nature et toute notre histoire. Non seulement sa Didon nous rappelle l’éternelle aventure de la femme abandonnée et qui meurt de son amour, mais nous Français, quand nous foulons la pierraille de ses collines, nous nous sentons plus ou moins dans la position de son Hamilcar vis-à-vis des Mercenaires en révolte, ou de son Augustin vis-à-vis des sectes hérétiques. Sur ce continent dont elle est la porte, les mêmes luttes nous attendent que celles où les ancêtres de notre race ont dépensé leurs forces durant des millénaires.

Pour moi, je ne connais guère de pays plus émouvant que Carthage, — si ce n’est la France même. Aux souvenirs immortels qui lui font une couronne de poésie, aux idées fécondes qu’elle suggère, aux principes d’action et aux directions qu’elle nous propose, s’ajoute l’enchantement de son paysage. C’est assurément l’un des plus beaux de la Méditerranée, celui peut-être qui a le plus grand style. Si les environs de Tunis et de son lac ne sont point exempts d’une certaine tristesse aride, la vue