Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

funèbre : il n’entra en fureur que le soir en lisant les journaux allemands.

Tous ces souvenirs me revenaient à l’esprit, il y a quelques mois, comme je parcourais les rues de Posen, redevenue Poznan et ville polonaise. L’aspect des choses était resté le même : façades grandioses et un peu lourdes, larges avenues plantées d’arbres et scrupuleusement arrosées, jardins nombreux et bien entretenus. Des soldats passèrent, vêtus d’uniformes allemands à peine modifiés ; un fifre et un petit tambour rythmaient, comme autrefois, leur allure lente et régulière. Au bout de l’avenue, le château, dont Guillaume II était si fier, étalait sa masse grise et son architecture pseudo-mérovingienne. Oui, le décor est intact, comme aussi la figuration ; il ne faut pas chercher le changement dans les habits ou dans les gestes, mais au fond des âmes. Les Posnaniens n’entendent point renoncer aux qualités qui les distinguent et qu’a développées la rude éducation prussienne : ordre, discipline, circonspection, opiniâtreté dans l’effort. La propreté est aussi rigoureuse, le service aussi attentif dans les hôtels de Poznan que naguère dans ceux de Berlin. Les gardiens du musée et de la bibliothèque sont restés formalistes. J’ai vu les nouveaux fonctionnaires posnaniens, qui voulurent bien m’aider dans mes recherches, utiliser, comme en se jouant, le material énorme, compliqué, minutieux des administrations prussiennes ; je les ai entendus se féliciter de ce que leurs prédécesseurs eussent laissé toute cette paperasse en si bon ordre et si parfaitement à jour. Le château mérovingien est devenu l’Université. La fameuse « Commission de Colonisation, » instrument de la spoliation allemande, a conservé ses archives, ses bureaux et ses principaux organes : seulement, elle se nomme aujourd’hui « Commission de Polonisation » et veille à ce que la terre de Pologne n’aille ou ne demeure qu’en mains polonaises. « Nous n’y avons changé qu’une lettre, » m’a dit le haut fonctionnaire qui m’en faisait les honneurs.

Chez les Posnaniens, la haine de l’Allemand n’est ni violente, ni déclamatoire ; on la sent profonde et irrémissible ; elle survit à la libération et demeure vigilante et subtile comme un instinct. Il s’en faut que tous les Allemands aient quitté le pays ; de nombreux « colonistes » sont restés dans les fermes, le traité de Versailles ayant autorisé à conserver leurs biens tous ceux