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chaperon bleu de Bourgogne ; le bonnet de fourrure du duc de Berry et peut-être un profil aigu de Basileus, — Manuel ou Jean Paléologue, — un résumé en vingt figures de la société contemporaine, avec ses restes d’épopée et de chevalerie, ses batailles d’Azincourt et de Nicopolis, la politique de Froissart et la vieille légende héroïque qui allait susciter Jeanne d’Arc. Mais, en face de cette cavalerie épique et féodale, voici venir de l’autre bout du monde le peuple des ermites et des anachorètes, les héros de la Thébaïde conduits par le bon géant Christophe, la race hirsute des Pacôme et des Hilarion, nourrie de sauterelles et disant des rosaires, avec leurs chevelures nattées en forme de paillassons, silhouettes bizarres et populaires dont les pénitences étranges formaient le roman du désert, et que suit sur les routes le piétinement innombrable de l’armée des pèlerins. Et dans ce diptyque admirable tient tout un univers, tout l’idéal guerrier et aristocratique, souvenirs de la croisade et de la Table Ronde, société militaire, grandes maisons rivales, Angleterre, Bourgogne, France, Flandre, Saint-Empire, et d’autre pari ces puissants remous de la roture et de la plèbe qui remuaient la chrétienté, l’arrachaient à la terre, au servage, aux soucis quotidiens de la vie, et la mettaient périodiquement en marche vers le miracle et vers les grands sanctuaires consolateurs de la Palestine ou de Compostelle.

Mais à côté du moyen âge, voici maintenant les temps nouveaux. Si certaines parties du tableau font penser aux visions de la bergère lorraine ou à celles de Ruysbrœck, l’ermite de la forêt de Soignies, si d’autres respirent l’esprit mondain des chroniqueurs et des gens de cour, l’ensemble évoque distinctement un souffle de Renaissance. En dépit de son titre, rien n’est moins proprement « mystique » que ce tableau : ce qui frappe avant tout, c’en est l’incomparable puissance d’exécution, l’empire d’un maître qui s’empare des formes de la nature. Cette faculté créatrice, ce pouvoir souverain sur tous les aspects du réel, voilà ce qui fait de ce chef-d’œuvre un vrai miroir du monde. Il faudrait étudier à part chaque tête et chaque physionomie : ce ruissellement de vie n’a pas d’égal dans la peinture. Mais c’est surtout dans quelques morceaux de cet ensemble immense que cette impression surabonde et se dégage d’une façon immortelle. Il faudrait dire par exemple ce qu’un tel tableau représente dans l’histoire du paysage. Dans l’imitation de la