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m’avouais une grande envie de faire là-dessus une expérience personnelle.

Une bouffée tiède arrivait de mes marronniers, et mon attention se tendait davantage vers ce coin de ciel qui se teintait la nuit, et sous lequel était Paris.

« Pâquerette, tu es couchée ? » interrogeait bonne maman de la chambre contiguë ; je répondais quelque chose d’inintelligible pour ne pas faire de peine à ma conscience, et je restais à ma fenêtre ; le roulement du fiacre s’était émietté dans le soir, mais j’entendais le grondement sourd, le ron-ron moelleux qui montait de la ville vers notre colline ; je sursautais tout à coup parce qu’un chat dégringolait dans mon aubépine, en froissant des petites branches, et j’étais toute mal à l’aise d’avoir tant écouté la nuit. On ne sait pas tout ce qui peut se passer dans le cerveau d’une petite fille de dix ans, surtout quand elle vit entre trois grandes personnes, qu’elle les écoute et ne fait part de rien à aucune camarade. J’étais amoureuse, tout simplement, et sans attacher à ce mot le moindre sens équivoque ; amoureuse de la vie et de tout ce qui m’entourait, de tout ce que je ne connaissais pas, de tout ce qu’on me taisait ou que je devinais ; amoureuse comme d’autres petites filles sont rhumatisantes ou sournoises.

Cette disposition empirait beaucoup lorsque l’orgue de Barbarie faisait son apparition ; il venait jouer de temps en temps dans une rue des environs.

Bonne maman disait : « Il ne joue que lorsque la politique ne va pas et que nous traversons une période troublée ; ce doit être un espion ! »

Je ne l’ai jamais vu, mais je ne l’entendais et ne l’écoutais que trop ; il jouait toujours le même air, quelque chose de suave, de doux, de berceur et de câlin, une merveille pour moi ! Vingt ans plus tard, j’ai découvert que c’était tout simplement un air des Cloches de Corneville ; à dix ans, je sentais nettement que cette mélodie qui me troublait était juste l’opposé du cantique : « Je vous salue, auguste et sainte reine, » que nous apprenions au catéchisme.

Je me serais bien gardée de le dire à mes mamans ; je ne pouvais pas leur avouer que lorsque cette manivelle tournait, à deux cents mètres de la maison, c’était d’abord un ravissement, auquel succédaient un rétrécissement de la gorge, et une brûlure