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Là, chose la plus inattendue du monde, M. Manuel récita une fable de La Fontaine, entre le plat sucré et les petits fours, qui se trouvèrent de ce fait très retardés. « Ecoutez bien, les petites, dit Mme Manuel, car c’est une fameuse leçon qu’il va vous donner. » Il récita le Chat, la belette et le petit lapin : que dis-je ? réciter ! Non, il distilla goutte à goutte les mots des vers charmants, il ralentit l’histoire alerte et rapide, il nous fit des poses interminables et déplorables, il amena son chat avec des lenteurs exaspérantes, et je vous promets qu’il fit mourir à petit feu la belette et le petit lapin. Je suis sûre aujourd’hui qu’il manquait de simplicité ; je bouillais, et je des donner des signes d’impatience vers les petits fours, car maman, assise à mon côté, m’administra des petites tapes calmantes.

— Eh bien ? interrogea bon papa quand je rentrai.

— Eh bien ! répondis-je avec entrain, il récite les fables beaucoup plus mal que moi !


XIII. — LA PETITE FILLE QUI VOULUT EMBRASSER L’AUBÉPINE

Vers dix ans, les sorties du soir de maman et bon papa me causèrent de grands malaises ; à cette époque, j’eus ma propre chambre, une petite chambre quelconque aux rideaux de cretonne verte à boutons de roses ; tout le charme de cette pièce était de l’autre côté de la fenêtre, car elle donnait en plein sur l’aubépine rose, sur cette nappe de fleurs vives et jeunes, et sur les marronniers au parfum capiteux, pour qui sait le sentir. Bien sûr, cette odeur ne vous saute pas aux narines comme celle du muguet ou du céleri ; mais elle s’insinue et lorsqu’elle est là, tout près de votre fenêtre, elle entre, s’installe et ne s’en va plus.

Je me mettais à ma fenêtre, je voyais bon papa et maman suivre l’allée ; ils montaient dans le fiacre qui les attendait à la grille ; un claquement de fouet, et le fiacre roulait. — Oh ! ce roulement du fiacre ! Je le suivais longtemps, longtemps, dans le silence des jardins où tout bruit était apaisé ; de quels désirs ne le suivais-je pus ?

Il s’en allait vers ce monde inconnu d’où maman revenait si triste et bon papa sa enchanté ; il filait vers des plaisirs dont maman était blasée à tout jamais par le chagrin, et qui ravissaient toujours l’âme jeune et heureuse de bon papa. Je