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imaginé ceci : j’étais fée : et par un jour de beau temps, j’endormais tout mon monde ; j’entendais par-là tout Paris ; puis je me promenais et, au hasard, suivant la physionomie plus ou moins plaisante des maisons, j’entrais chez les gens endormis, je visitais, j’examinais, je prenais mon temps pour admirer en détail des tapisseries ou des chambres bleu ciel entr’aperçues du haut d’une impériale d’omnibus ! Surtout, je serais seule, personne ne m’escorterait ni ne m’expliquerait ; je n’aimais pas les explications des autres, j’aimais mieux les miennes.

Ce n’était pas les plus beaux immeubles qui m’attiraient ; ainsi, il y avait rue Raynouard, cette rue sinueuse et pittoresque qu’on a gâchée à plaisir, deux petits pavillons, que j’ai sus depuis être Louis XV, aux toits recourbés du bord comme une pagode ; modestes et spirituels, encadrant un grand portail, je désirais vivement les visiter ; et, le jour où je devais endormir Paris, c’est certainement ce portail que j’aurais poussé le premier. Un autre jour vint où maman me dit : « Toi qui as envie de visiter une maison rue Raynouard, tu vas être contente ; nous sommes invitées après-demain à déjeuner chez M. Eugène Manuel ; c’est un poète. »

Cela suffit, je ne demandai point s’il habitait un des pavillons ; j’en étais persuadée ; où eut habité un poète rue Raynouard, si ce n’était là ?

Quelle déception !

M. Manuel habitait une petite cage à poulets de construction récente, démolie aussi aujourd’hui, fort heureusement ; et, dès la porte, je n’eus aucune envie de connaître l’intérieur ; c’était un fouillis de portières, de rideaux plombant en lourdes cascades avec des flots de cordelières et de franges ; et, aussitôt entrée, je fus suffoquée par une odeur de poussière. Mme Manuel distribuait à d’autres petites filles des étoffes orientales et des colliers de perles que je jugeai de haute valeur, et je trouvai tout naturel qu’il n’y eût rien pour moi. Elle me mena voir la table de travail de M. Manuel ; comme bon papa ne fumait pas, je fus ahurie de voir des pipes, des blagues, du tabac même, jonchant son bureau ; d’ailleurs, était-ce un bureau ? l’amoncellement de paperasses était tel qu’on ne pouvait distinguer ni le meuble, ni même un coin pour écrire ; j’étais pétrifiée sur place ; on m’entraîna déjeuner, et j’ai tout oublié jusqu’au dessert.