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jours le plus joyeux de la bande, soudain devenu grave, se lever, céder sa place à la jeune femme, et lui dire, avec un respect, une admiration, et une pitié d’une émouvante grandeur, ces deux simples mots : « Verdun, madame…[1]. »

De cet amour, si profond qu’il se sent capable de défier toutes les jalousies et toutes les haines, la langue française ne peut pas ne pas profiter. Par la guerre, par la victoire, par la vertu éprouvée de notre civilisation, elle reprend son prestige ancien aux yeux du monde, elle est entourée d’un éclat nouveau, elle est remise à l’honneur. Avant le mois d’août 1914, son empire lui était durement contesté[2] ; ses adversaires affirmaient même que loin de progresser, elle était en régression dans le monde. Il est vrai qu’en ces matières, le calcul semble singulièrement difficile ; aussi les statistiques qu’ils nous offraient étaient-elles sujettes à caution ; ils nous disaient, par exemple, que le français, parlé en 1801 par 19,4 pour 100 du monde civilisé, n’était plus parlé en 1901 que dans la proportion de 11,6 pour 100 : ils ne nous disaient pas sur quelles bases ils établissaient ces chiffres. Mais le fait est que la fin du XIXe siècle et le début du XXe ont marqué pour nous un recul assez sensible. Comme langue vivante obligatoire, le français disparaissait en 1903 au Danemark, en 1904 en Suède, de la plupart des programmes d’enseignement secondaire ; il ne se maintenait plus qu’en qualité de seconde langue dans le grand-duché du Luxembourg, et reculait visiblement en Hollande, en Russie, en Espagne : ajoutons que les écoles allemandes se multipliaient en Belgique, — à Anvers, notamment, — et que l’Italie même en accueillait quelques-unes, comme à Milan. Tandis que l’allemand entamait l’Orient et s’implantait dans l’Amérique du Nord, où des manifestations tapageuses comme le voyage du prince Henri de Prusse accusaient ses succès, l’anglais progressait dans toute la partie Sud de l’Amérique du Nord, au Mexique, dans l’Amérique du Sud. L’Allemagne, encore, faisait de son mieux pour gagner l’Argentine et le Chili. Elle échouait au Brésil, malgré la présence d’un demi-million de ses nationaux : mais nous

  1. J. Chevalier, l’Âme anglaise, Revue universitaire, juin 1920.
  2. La langue française dans le monde, Paris, au Siège social de l’Alliance française, 1900 ; F. Baldensperger, Note sur les moyens d’action intellectuelle de la France à l’étranger, Paris, 1917.