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style de Balzac et de Stendhal, ces deux maîtres du roman moderne ? Le plaisant est que ce reproche fut adressé par Balzac lui-même à Stendhal, et que celui-ci incriminait de son côté le style de Mérimée ! Ce qu’il y a de certain, c’est que Balzac et Stendhal dans leurs romans et Mérimée dans ses nouvelles ont fait vivant, et que la prose si savamment travaillée de Flaubert donne trop souvent l’impression d’une admirable nature morte. Peut-être faut-il admettre que le roman et la nouvelle, ces produits, remarquons-le, d’une littérature très avancée, sont des genres hybrides, qui tiennent à la fois de la science et de l’art. Les talents qui les pratiquent doivent donc concilier en eux des facultés contradictoires. S’ils ne sont préoccupés que de vérité, ils ne sont plus des artistes. S’ils ne sont préoccupés que de beauté, ils ne sont plus les savants qu’ils doivent rester pour accomplir leur besogne d’observateurs. Il y a là une antinomie qui se retrouve dans la comédie de mœurs. Rappelez-vous dans quels termes Gautier parlait des vers de Molière. Le plus sage est d’avoir le goût très large sur ce chapitre, et de ne pas demander aux écrivains une sorte d’impression qu’ils n’ont pas prétendu nous donner. Acceptons la variété dans la Botanique des esprits, pour reprendre le mot de Sainte-Beuve, et acceptons la manière des maîtres. Celle de Mérimée est bien à lui et si adaptée à son génie propre que l’on ne conçoit même pas qu’il eût pu écrire autrement, comme on ne conçoit pas qu’ayant été la personne qu’il était, il eût pu composer une œuvre autre que celle qu’il nous a laissée. Si elle a des défauts, ce sont les siens. Il lui manquait l’élan, et l’élan manque à cette œuvre ; l’abandon, et elle est tendue ; la vie religieuse, et elle n’a pas beaucoup d’horizon. Que d’autres qualités en revanche, et la première de toutes : la vérité ! Matthew Arnold disait du poète Wordsworth que tous ses vers n’étaient pas nécessaires, entendant par là qu’un divorce s’était parfois établi entre le versificateur et l’homme. Des Nouvelles de Mérimée, nous avons le droit de dire qu’elles sont toutes nécessaires, tant l’auteur et l’homme ne font qu’un chez lui. C’est tout ce que ces notes ont essayé de démontrer. J’imagine que cet écrivain si probe n’eût pas souhaité d’autre éloge.


Paul Bourget.