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desséchante. Elle apparaît comme un symptôme de décadence prochaine, dans les sociétés qui vont finir. De ce point de vue, l’histoire de la pensée française, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, est très significative. Cet esprit d’analyse et de critique destructrice, qui va grandissant, annonce et précède la convulsion suprême. Cette noblesse et cette haute bourgeoisie, trop comblées et dont le blasement se complaît dans une universelle ironie, vont s’abimer pour toujours. En attendant, elles étouffent dans cette atmosphère d’incroyance, au moment même où leur scepticisme ricane avec le plus de gaieté nerveuse. C’est contre ce tarissement par l’abus de la raison négative que se rebelle l’instinct d’un Rousseau. Voilà le secret de son appel angoissé à la nature. La poursuite acharnée de l’émotion à travers la méchanceté, qui fait l’atroce profondeur des Liaisons dangereuses, dérive de la même origine. Elle n’est qu’une lutte spasmodique contre l’atmosphère raréfiée d’un temps intellectuellement sans espérance. Mérimée souffre, lui aussi, du malaise que lui inflige le nihilisme de sa doctrine. Il sent la vitalité spirituelle s’anémier en lui. Il ne distingue pas le véritable principe de cette gêne. Il l’attribue à l’oppression diminuante de la civilisation moderne, d’accord avec son maître Beyle qui prétendait que l’absence de danger au coin des rues explique la médiocrité de tant d’âmes dans l’époque actuelle. Comme Beyle, il se procure un soulagement à sa propre atonie en épousant par son imagination des existences a demi barbares, dénuées de culture, mais opulentes en sensations et en volontés. Comme Beyle, il est tout près de les préférer criminelles. Tous deux ils croient protester ainsi contre les conventions et les hypocrisies de leur monde. Si leur lucidité psychologique n’était pas égarée par les préjugés de leurs théories, ils reconnaîtraient qu’ils poursuivent ainsi le frisson sacré du mystère, éliminé par ces théories. Ils le retrouvent devant cet abîme intérieur de la passion à son paroxysme.

Cette disposition d’esprit permet de comprendre pourquoi les récits de ce Mérimée, que nous savons avoir été ironique jusqu’au cynisme, laissent le plus souvent une impression grave jusqu’à en être sévère. Il n’y a donc pas là de contradiction, pas plus que dans le souci, constant chez cet idéologue, d’éviter dans ces mêmes récits toute idéologie, conséquent en cela aussi avec son nihilisme intellectuel. Marquons cet autre motif qui