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serait-ce pas déjà là un trait de caractère, de quoi distinguer un Chateaubriand, par exemple, beau génie, mais gâté par l’étalage, et un Stendhal précisément, talent épris de vérité, incapable de s’accommoder au public ? D’ailleurs, dans cette recherche même du succès, un instinct ne guide-t-il pas l’artiste, qui lui fait préférer les conditions de travail où ses dons particuliers prendront leur pleine valeur ?

Le cas de Mérimée, pour en revenir à lui, illustre bien, me semble-t-il, ces réflexions suggérées par la boutade de son maître. Nous ne posséderions, comme renseignements sur lui, que son œuvre, il nous serait loisible de le reconstruire tout entier, et c’est pourtant, parmi tous les conteurs, un de ceux qui se sont le plus systématiquement effacés derrière leurs personnages. Le cinquantenaire de sa mort qui tombe cette année-ci aura fait relire quelques-uns de ses vigoureux récits : Colomba, Carmen, le Vase Etrusque, Tamango, la Vénus d’Ille, Matteo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, à ses fidèles, dont je reste, pour ma part, et nous sommes nombreux. Si Mérimée n’a pas connu la vogue tapageuse, en revanche il n’a pas subi ces flux et reflux d’opinion qui ont tour à jour porté trop haut, puis rejeté trop bas, jusqu’à ce qu’un équitable niveau s’établit, ce glorieux Chateaubriand et Lamartine, Balzac et George Sand. Encore pour cette admirable Mme Sand, vaillante ouvrière, à la Gœthe d’un si riche et puissant développement, ce retour légitime n’est-il pas entièrement accompli. De Mérimée nous pensons aujourd’hui ce qu’en pensaient, et Musset, — vous vous rappelez le prologue de la Coupe et les lèvres :

L’un, comme Calderon et comme Mérimée…

— et le Sainte-Beuve des Portraits contemporains, — souvenez-vous de l’article sur Colomba, — et Balzac, qui le définit « un talent profond, » « avec quelque chose de narquois, » ajoute-t-il bien finement. Taine, dans la préface des Lettres à l’Inconnue, vers 1875, notait déjà la fixité de cette renommée. J’en vois la cause dans un accord total de Mérimée avec son œuvre, non pas seulement de ses facultés intellectuelles, mais de son caractère, mais de son être le plus intime, le plus secret. Cette identité foncière de la création et de l’artiste, quand celui-ci s’est exprimé entièrement par celle-là, donne la sensation du parfait, de l’absolu presque. C’est le procédé de la nature dans les