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idées modérées et il cède toujours à la pression des violents. Il est obligé de dissimuler ses véritables sympathies. On croit qu’il est le maître, et il n’est que le jouet du peuple. Ce sont les masses elles-mêmes qui poussent à la guerre. Il est vrai que le malheureux a fait le geste qui les déclenche ; il a eu le mouvement funeste qui déchaîne les éléments. Les éléments l’emportent et le roulent. Il s’éveille du songe et du délire au bord du gouffre.

Ainsi la princesse Blücher flotte entre des sentiments divers. Son cœur et sa raison se combattent. On ne peut exiger d’une femme une justice bien exacte, et les contradictions elles-mêmes de ses impressions font le charme naturel et émouvant de son récit. Tantôt elle accuse l’Empereur et tantôt elle l’absout ; la lâcheté des « lâcheurs » révolte sa loyauté d’Anglaise. Elle est presque portée à plaindre le misérable, comme elle se sent prise de pitié et d’admiration pour les misères et la patience sans bornes de ce peuple égaré par une bande de « surhommes » et de mégalomanes. Ce n’est pas ici le lieu de trancher ce procès. Mais on voit bien qu’un tel jugement n’est peut-être pas une simple affaire de sentiment. Sans doute, la princesse sent en créature généreuse, quand elle montre sa reconnaissance pour son pays d’adoption, pour ce peuple sombre et têtu dont elle a vu les sacrifices inouïs et inutiles. Comme elle se rappelle son orgueil de jeune femme, lorsque l’Empereur, dans un bal, lui fit demander d’être la marraine du Blücher ! Il ajouta en souriant : « Je pense que je vais vous brouiller avec toute votre famille, si vous vous mettez à baptiser mes cuirassés ! » Il avait des manières irrésistibles. Et puis, quatre mois plus tard, les fêtes du baptême à Kiel, le prince et la princesse Henri de Prusse, von der Goltz, le premier speech en allemand, le Champagne qui saute, et le bateau qui s’élance gracieusement sur la rade. Et, après la cérémonie, le déjeuner au château, chez la princesse Henri, qui était une princesse anglaise, et tous les souvenirs enchantés de Windsor et de la bonne reine Victoria. Angleterre, Angleterre, ô charmante Angleterre !

Et maintenant, un autre tableau : un « Salut » du soir à Sainte-Hedwige, la « Madeleine » de Berlin ; l’autel, buisson ardent de cierges et de fleurs, le Saint-Sacrement dans l’ostensoir, les prêtres et leurs acolytes, l’encens et les fidèles confondant leurs prières et leurs parfums ; la comtesse Henckel et ses