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Ludendorff et Tirpitz, les mauvais génies de l’Allemagne Ces fous ne sont eux-mêmes que les instruments d’une poignée d’hommes d’affaires et de métallurgistes. Et cette bande sinistre précipite en quelques mois l’Empire dans l’abîme.

Quant au peuple, il est inutile d’ajouter que jusqu’à la dernière minute il ne se douta de rien. Ses premières victoires l’avaient rempli d’une sorte de stupeur et comme enivré de sa force : cet état d’hypnotisme dura près de quatre ans. Les fautes les plus éclatantes ne lui ouvraient pas les yeux. En septembre 1918, Hindenburg déclarait encore la situation excellente, et défendait burlesquement de penser le contraire. A la vérité, depuis longtemps, le pays commençait à se lasser de la guerre. La disette se faisait cruelle. Les paysans s’en tirent encore, mais la vie dans les villes devient intenable. On ne rencontre plus dans les rues que des figures hâves, hantées par l’obsédant problème de dîner. Ah ! cette question du beurre, des farineux, des graisses ! Et cet insoluble problème se complique encore de l’infinie complication de la bureaucratie et de la paperasserie allemandes. Nous l’a-t-on vanté, ce fameux « génie de l’organisation ! » En fait, il n’a su organiser que le gâchis. Les bévues de l’administration ! L’excès de réglementation qui dépasse tous les caprices de l’incohérence ! Tantôt, pour combattre l’accaparement et assurer l’équitable répartition des stocks, l’Etat rafle tous les produits, achète des montagnes de beurre, qui se gâte et qu’on cède à perte aux fabriques de savon. L’année suivante, on s’aperçoit que le pain va manquer : pour prévenir les désordres, on décide de compenser la ration de pain par celle de viande ; on décrète d’abattre toutes les vaches laitières. On était en juillet. Résultat : huit jours de bombance et d’effroyable gaspillage ; après quoi, pas plus de pain que devant, et plus de viande ni de lait… Après deux ans de ce régime, ce fut pour le ménage Blücher une bénédiction de la Providence, quand le ciel permit que le vieux prince se cassât la tête d’une chute de cheval dans son domaine de Krieblowitz ; enfin le jeune ménage peut manger à sa faim ! Le prince prend son fusil et abat quelques pièces pour le déjeuner ; s’il a de la chance, on troque un faisan ou une couple de perdrix contre une douzaine d’œufs ou une livre de beurre. Ou bien, on a la ressource de tuer un cochon ; mais quelle affaire ! « Toute la Silésie qui hume la chair fraîche avec des yeux goulus, et le spectre d’Hindenburg