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On pouvait pourtant se demander si ce cadre résisterait à la guerre et si dans un milieu nouveau, totalement sevrée de tout lien avec son pays, l’âme impressionnable d’une jeune femme ne se laisserait pas convertir aux manières de voir de sa nouvelle patrie. Mais là-dessus les lecteurs anglais ont dû être bientôt rassurés : pas une ligne de ce journal qui ne leur prouve que dans son exil la pensée de la jeune comtesse ne cesse pas un moment d’être d’accord avec la leur. Pas une seconde, Evelyn Blücher ne cesse d’être en tout une grande dame anglaise. Elle se réjouit ou elle s’indigne des mêmes choses : le torpillage du Lusitania, l’assassinat de miss Cavell, les raids de Zeppelins sur Londres lui procurent exactement les réactions anglaises. Comme une vraie Anglaise, elle souffre des premiers revers de l’armée britannique, se dilate aux nouvelles de la Somme et des Flandres ; elle se laisse même dire sans trop d’étonnement que ce sont les Anglais qui ont gagné la bataille de la Marne. Mais au fond, la guerre sur terre ne l’intéresse qu’à moitié. Ce n’est pas là le métier de l’Angleterre. Cette fille d’Albion est la sœur de la mouette ou du cygne ; elle a tout son cœur sur les eaux. Quelle déception pour elle que la bataille du Jutland ! Mais quel triomphe, le jour où le coup de Zeebrugge vient rafraîchir la gloire de la marine britannique ! J’imagine que le lecteur anglais éprouve un bonheur infini à tous ces témoignages de fidélité anglaise, ou quand il lit des traits comme celui de l’Anglais blessé, couvert de boue, que l’on ramasse dans un fossé, et dont le premier mot, en revenant à lui, est : « J’aurais bien envie de prendre un bain, » — ou de cet autre, fait prisonnier dans la grande offensive de 1918, et à qui les Allemands demandent son opinion sur la paix : « Oh ! je compte bien encore deux ans pour que vous soyez vraiment battus. » Ces mots sont en train de faire le tour du monde comme des exemples charmants du caractère anglais et de la légendaire ténacité anglaise. Et la princesse qui s’en délecte est bien une héroïne anglaise. Conserver ces opinions, cette sensibilité britanniques, les professer en plein Berlin, quand on est femme d’un prince allemand, c’est ce que l’écrivain appelle spirituellement « ma petite guerre à moi, » et c’est ce que le public a le droit de regarder comme une jolie victoire anglaise.

Il y a même là un problème qui aurait bien de quoi tenter un romancier : à savoir, dans ces cas de mariages cosmopolites