Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour bien voir, et pourvoir justement, sans trop de partis-pris, tout un côté des choses qui ne nous est encore qu’imparfaitement connu. Que de fois, pendant la guerre, n’aurions-nous pas payé bien cher pour jeter un coup d’œil par-dessus les tranchées et pour savoir ce qui se passait de l’autre côté de la barricade§ Sur ce sujet si important nous n’avions la plupart du temps que les témoignages les plus suspects, ou bien nous en étions réduits à interroger patiemment et à lire entre les lignes, comme l’a fait ici même M. André Hallays, les informations de la presse allemande. Le livre de la princesse Blücher complète rétrospectivement et corrige certaines de nos opinions. Il est peu vraisemblable que nous ayons jamais en ce genre un document plus véridique ou plus intéressant. Enfin, la Princesse elle-même, pendant ces quatre années, se trouvait, par la force des choses, dans une situation singulière, dans une position de captive ou d’otage qui ajoute à son aventure un attrait de roman.

En effet, de toutes les personnes qui, dans la matinée du mercredi 5 août 1914, quittèrent Londres à la suite de l’ambassadeur allemand, le prince Lichnowsky, aucune ne laissait plus de regrets dans toute la société anglaise et aucune n’y laissait elle-même plus de son cœur qu’Evelyn Stapleton-Bretherton, alors comtesse Blücher. Mariée en 1907 à l’arrière-petit-fils du fameux « maréchal Vorwaerts, » qui vint donner si à propos un coup de main à Wellington sur le champ de bataille de Waterloo, celle qui portait ce nom historique occupait un rang de choix parmi les élégances les plus aristocratiques. Depuis son mariage, elle n’avait cessé de vivre en Angleterre. Et ce mariage même avec le descendant de l’ancien compagnon d’armes du « Duc de fer » n’avait fait que cimenter par un nouveau lien une alliance séculaire. Le jeune comte était d’ailleurs un de ces grands seigneurs allemands si nombreux avant la guerre qui n’imaginaient rien de plus beau (comme le montrait son mariage) que le caractère anglais, ne pouvaient vivre que la vie anglaise, ne lisaient que les romans et les poèmes de Kipling, ne manquaient pas un bal ou un gala de la season, et tiraient en automne le grouse en Écosse et en hiver le buffle et le lion au Cap. Quant au prince, beau-père de la jeune comtesse, il avait beau être brouillé avec le comte son fils, sans doute à cause de son mariage avec une catholique, il n’en était pas moins connu en