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J’avais établi des souterrains faisant communiquer mos ruines avec les bains de Cluny ; là aussi, je dépensais beaucoup d’imagination ; on m’avait dit que c’était des restes romains ; mais les quelque 16 ou 17 siècles d’écart ne me gênaient pas pour réunir mes héros de roman.

Je fus au désespoir quand on abattit mos ruines ; et encore aujourd’hui je ne pardonne à la gare d’Orsay que les jours où je pars pour l’Espagne.

Nous montions le magnifique escalier de pierre du pont Royal, et nous entrions dans une vieille maison du quai ; tout en haut, après un escalier penché de côté comme la tête du mendiant à la porte de l’église, on nous introduisait chez une dame ; elle était, paraît-il, de haute vertu, mais de cette vertu spéciale qui exclut tout agrément ; elle avait une grande bouche, hautement dentée, et de grands bras agrandis encore par ses gestes. Une fois, elle parla abondamment de la musique de Mozart qu’elle déclarait saine en prononçant sââne, ce qui découvrit impitoyablement sa mâchoire et me fit penser aussitôt aux touches du piano ; justement, maman s’escrimait à me faire jouer une sonatine de Mozart ; les dents de la dame me firent prendre Mozart en grippe pendant longtemps, ce dont je lui fais à présent d’interminables excuses. Je pris le parti de ne pas voir et de ne pas entendre la dame ; il parait qu’on appelle cela se dédoubler ; pour moi, ça s’appelait regarder par la fenêtre ; j’avais déjà le goût très vif des horizons lointains, et celui-là où s’accumulaient Notre-Dame, le Louvre, plusieurs ponts, les maisons de la rue de Rivoli avec leur armée de cheminées, et ce grand ciel de Paris qui n’est jamais ni vide ni bête, était une source de distractions infinies. Il n’y avait pas jusqu’à ces bateaux maudits que je ne trouvasse charmants vus de haut et filant sur l’eau verte. Je plaçais des histoires dans tous les coins du panorama, et je n’avais jamais fini quand maman s’en allait.

Le bateau nous amenait aussi au Chatelet chez une vieille dame veuve. Là aussi, je me blottissais dans la fenêtre pour regarder la tour Saint-Jacques et les pigeons qui se posaient familièrement sur les têtes des statues en leur donnant des coups de bec. Un soir, j’ai tout lieu de croire aujourd’hui que c’était un coucher de soleil, ma tour s’embrasa soudain ; puis une ombre bleue monta peu à peu, mangeant ce beau rouge et faisant fuir