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grands murs de pierre verdie et très lézardée m’attiraient, et surtout le jardin désordonné, et étrange que j’apercevais, maigre ma toute petite taille. Je ne m’arrêtais pas aux délicieux acacias qui, encore maintenant, dessinent une dentelle aux fines arabesques sur le ciel ; et mon regard fouillait la masse sombre des vieux cyprès pointus, ramassés sur eux-mêmes, pleins de pensées filant vers le ciel par cette pointe qui vise le but comme une flèche, si différents de ma vive aubépine et de mes tendres marronniers. Je voyais quelques blancheurs émerger de ce noir ; pour moi, c’étaient les fleurs des cyprès ; éprouvant le besoin d’en être très sûre, je le dis à bon papa ; bon papa m’expliqua que c’étaient les tombes que j’apercevais à travers le feuillage ; cette explication ne me satisfit pas ; je la jugeai erronée, et elle ne fit que me fortifier dans mon idée première. « Non, non, dis-je, ce sont les fleurs des cyprès, et c’est tout naturel qu’un arbre noir ait des fleurs blanches, puisque notre aubépine verte a des fleurs rouges ; maman m’a appris les couleurs complémentaires ; j’en suis certaine. » Et ne me souciant pas d’être éclairée davantage, je donnai un sonore coup de baguette à mon cerceau que je suivis sur le trottoir d’asphalte.

Après le cimetière venaient de vraies montagnes ; elles ondulaient, se vallonnaient, se couvraient au printemps de coucous et de violettes, et offraient aux vaches et aux chèvres une assez belle herbe, Un jour, je vis venir des hommes avec des pioches, des tombereaux et des chevaux ; on attaqua le flanc de ma montagne, on y fit de profondes tranchées ; je vis distinctement dans leur coupe la couche d’herbe verte, la couche de terre noire, et puis la glaise jaunâtre ; la verdure, les racines des coucous et des violettes, la belle terre et le sable s’empilèrent pêle-mêle dans les tombereaux ; on emporta je ne sais où la montagne, et on la remplaça par de très vilaines maisons. Peut-être sont-elles devenues très riches d’âmes et d’idées par tout ce qui s’est exhalé d’humain entre leurs murs ; mais elles sont restées sans visage… je veux dire : sans expression, parce qu’elles sont sans persiennes ; leurs fenêtres sont des trous à volets de fer repliés ; les persiennes sont aux fenêtres ce que les paupières sont aux yeux. Celles-ci font le regard, le varient, le voilent, en cachant l’ardeur ou la malice ; les persiennes animaient pour moi les logis blancs, bas et vieillots qui bordaient jadis mon avenue. J’en faisais des