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II. — UNE INJUSTICE

Ceci est l’histoire de la plus grande injustice.

Un jour, que je situerai vers ma cinquième année, des amis que bon papa avait obligés (il ne fit que cela toute sa vie), voulant me faire un joli cadeau, m’envoyèrent une coiffeuse de poupée. J’adorais les cadeaux, les paquets à défaire, la nouveauté introduite dans la maison dormant sur elle-même ; je défis, au milieu de tous mes parents réunis, ficelles, papiers bruns, papiers de soie, faisant durer le plaisir en enfant qui sait déjà qu’il ne faut rien gaspiller et tirer de la moindre chose le plus de parti possible. Quelle ne fut pas ma joie en découvrant une amour de toilette, mousseline à pois sur satinette bleue, glace au milieu, et flots de rubans retenant une infinité de petits flacons ! Le lubin, la violette, la rose, le muguet, parfums connus et parfums inconnus, tout y était en minuscules échantillons, sans compter les brosses et les peignes ; j’étais éblouie, subjuguée ; j’avais une faiblesse pour les parfums et j’entrevoyais des délices sans fin. Quand je levai les yeux sur mes mamans pour leur faire partager cette joie, je vis des visages fermés et hostiles. Elles qui n’étaient pas toujours d’accord, furent unanimes pour déclarer d’un ton péremptoire et définitif. L’une après l’autre ou toutes les deux à la fois, je ne sais plus :

— Tu ne joueras pas avec cette toilette ; ce serait déplorable ; c’est un jouet de petite fille riche ; tu es pauvre. Jamais tu n’auras les moyens d’avoir une coiffeuse semblable ni tant de flacons ; donc, il ne faut pas t’y habituer et te procurer des regrets pour plus tard.

C’était la foudre qui me tombait dessus, le versai d’abondantes larmes, tellement de larmes que j’en fus moi-même effrayée et que je m’écriai avec un sincère regret de les perdre : « Oh ! mes larmes, mes larmes ! » Maman m’offrit ironiquement de les recueillir dans un flacon de cristal à bouchon doré. Vexée, je me tus : entre temps, la coiffeuse avait disparu dans sa triple cuirasse de papiers de soie, papiers bruns et ficelles, et fut montée incontinent sur la planche supérieure du petit grenier. Ce petit grenier était au deuxième étage et renfermait les malles, les paniers, les papiers d’emballage, le moine pour bassiner les lits et l’armoire aux confitures. Chaque fois qu’on m’y envoyait