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Par le souvenir, par l’histoire et par le culte, les générations passées se rapprochent des générations présentes et les élèvent jusqu’à elles. Le genre humain n’a d’unité que par là. Et c’est pourquoi il s’attache avec une ferveur toujours renouvelée à la mémoire et à la présence de ses grands morts.

Il ne lui paraît pas qu’ils vivent assez, s’ils ne vivent que dans leur tombe. Il les veut à la fois plus haut et plus près, — dans l’infini qui l’environne lui-même et où il cherche la survie de son âme immortelle. Il les dépouille de leur chair putréfiée et de leurs ossements en poussière. Sa mémoire restant fidèle à leur mémoire, c’est dans je ne sais quels Champs-Elysées qu’il voit leurs ombres errantes et, dès l’antiquité, il les a sanctifiées.


Hic manus, ob patriam pugnando vulnera passi ;
Quique sacerdotes casti, dum vila manebat ;
Quique pii vates, et Phoebo digna locuti ;
Inventas aut qui vitam excoluere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo :
Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta[1].


Socrate, dans un de ces dialogues rapportés par Platon et où il jouait déjà sa vie, Eutyphron ou la Sainteté, aborde hardiment le problème de la vertu dans ses rapports avec la divinité. Il proclame le Saint supérieur aux Dieux de l’Olympe et, par une argumentation irrésistible, fonde uniquement sur une conception très noble de l’idéal humain, cette consécration souveraine que le peuple traduit en ces termes : « être agréable aux dieux. » C’est la sainteté des philosophes.

À cette même source socratique, mais par l’intermédiaire d’Aristote, non de Platon, remonte l’étonnante théorie des grands hommes et de la sainteté dont se sont emparés certains théologiens du moyen âge. Elle leur était venue par l’intermédiaire des philosophes arabes. D’après la tradition aristotélique, ils admettaient que Dieu, qui a créé le monde et le genre humain, conserve avec celui-ci des contacts directs par l’élection des grands hommes ou des saints qui reçoivent le privilège d’une intelligence particulièrement avertie des desseins de la divinité et qu’ils nommaient « l’intellect actif. » « Il s’agit, disaient ces philosophes, d’individus humains dont la substance cérébrale est extrêmement

  1. Virgile, Enéide, lib. VI, 660.