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où de massives bigoudens, des pêcheurs avec leurs paniers de poisson, doivent aussi trouver place. Les passeurs crient, les cochers huent en faisant « culer » leurs bêtes : Zous ! An dré ! Chom aze ! Rauque, large clameur bretonne qui se précipite, rappelant le monde arabe, les quais lumineux où sonne interminablement la querelle des bateliers d’Orient.

L’ordre est fait ; le calme règne. Les bons chevaux patients sont installés avec les charrettes paysannes dont le devant est peinturluré de fleurs naïves. Il reste même un peu de place entre les coffres et les redoutables Bigoudens. Nous embarquons. Penchés en arrière, appuyant ensemble d’un grand effort sur leurs longues gaffes, les rameurs « poussent. »

J’en reconnais quelques-uns : d’abord, le vieux marin de l’avant, le grand, aux yeux d’un bleu si pâle, si usé, qui ne comprend pas un mot de français, et chique toujours, avec un sourire vague de sa bouche édentée. Et à l’arrière, c’est Corentin qui barre en godillant, — l’un des plus humbles du pays, si maigre, efflanqué, sans âge, l’air d’un pauvre âne ployé sous la sempiternelle besogne. Mais quand on lui parle, il sourit toujours si poliment ! J’eus autrefois ses confidences. Oui, les journées étaient longues, et jamais une journée de repos. Mais nulle plainte. Il regrettait seulement de ne pouvoir entendre l’office chaulé du dimanche, d’être réduit par sa besogne à la messe de six heures, et souvent de la manquer, il parlait avec respect de son chef, un nouveau venu, de Brest, un retraité de la marine, concessionnaire du bac, mort aujourd’hui, qui ne touchait jamais un aviron, et buvait au débit l’argent gagné par ses hommes. Mais de cela, le pauvre passeur, respectueux des gradés, ne se fût pas permis de souffler mot. Quand le patron, cuvant au lit son alcool, ne paraissait pas de tout le jour sur la cale, si j’en demandais des nouvelles à cet humble, il souriait avec plus de déférence et de discrétion que jamais, et répondait : « il est malade. »

Puisque le royaume du ciel est aux simples, Corentin est sûr de son paradis ; les cantiques des anges le consoleront de toutes les messes chantées qu’il a manquées sur la terre.

Je payais son maître pour avoir le droit de l’emmener à la pêche, et dans ces longs tête-à-tête, j’essayais de le faire causer. Je cherchais à découvrir s’il souffrait de son collier de servitude, s’il était malheureux. Je me suis convaincu que non.