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ils furent soixante-cinq de ce village, qui sont morts pour ta liberté. » Le village compte quinze cents habitants. Dans un autre de trois cents, il y a vingt-deux manquants. D’une commune un peu plus grande l’institutrice écrivait, en avril 1916 : « Ici, tous les hommes de vingt à trente ans, sauf deux, ont été tués. »

Que de fois furent entendues des phrases comme celles-ci : « Dans les tranchées, il n’y a que des paysans… Partout où l’on cogne, les pauvres b… y sont, » et, en manière de conclusion : « Voyez-vous, monsieur, la grande misère, c’est toujours le paysan qui l’attrape ! » Il y a là deux sentiments : l’un, très ancien, hérité des ataviques souffrances, tout de tristesse et de patience ; l’autre, très moderne, né de la présente guerre, tout de fierté et de revendication. Ce dernier est plus fort qu’on ne pense. S’il s’était trouvé des organisations générales pour le recueillir, l’affirmer, l’extérioriser, on en aurait vu les effets. Ces organisations sont difficiles à cause du travail des paysans en ordre dispersé, de leur individualisme forcené, des inégalités très grandes de fortune entre gens qui labourent et vivent de la même vie. L’âme paysanne est très vieille, remonte aux premières moissons, mais elle n’est pas collective au sens vrai du mot, et ne le sera qu’en prenant conscience d’elle-même, de sa force, de ses aspirations, d’un but commun. On a eu le sentiment de tout cela pendant la guerre, et le souvenir n’en est pas effacé. Du long coude à coude des tranchées il reste quelque chose dans la pensée paysanne. Voilà du nouveau, encore très discret, mais qui s’est peut-être fait sentir aux dernières élections.

La seconde idée, qui s’apparente à la précédente, est celle que les paysans gardent de l’ennemi qu’ils ont vaincu. Ils l’appellent Boches, et jamais autrement même en patois. Précédés de l’article, qui varie suivant la région, los, lous, lés, Bochos, sont roulés dans la phrase par l’accent du terroir. La nuance mérite d’être retenue. En 1871, après le désastre, les hommes rentraient au village, convaincus de la supériorité du Prussien sur le Français. Pauvres « moblots, » des armées de la Loire et de l’Est, transis sous vos vareuses fripées, peut-on vous en vouloir d’avoir cru que votre défaite était l’expression d’un ordre de valeurs implacable ? D’autres le crurent aussi qui n’avaient pas, comme vous, l’excuse de l’ignorance. Mandarins de tout rang