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nouvelle, d’un vaste Empire par-delà les mers est une sorte de miracle, qui stupéfie l’entendement de quiconque y réfléchit. Il s’est fait, pour ainsi dire, malgré la France elle-même. Il a dû vaincre le mauvais vouloir de nos gouvernants, la sottise, l’ignorance, l’indifférence de l’opinion publique. Il a triomphé quand même. Il s’est fait malgré tout, envers et contre tous. On a pu dire de notre Afrique du Nord qu’elle s’était faite par la force des choses[1]. Cela n’est malheureusement que trop vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Il serait souverainement injuste, et d’une vilaine ingratitude, — d’oublier les travailleurs et les héros obscurs ou illustres qui ont été les auxiliaires de cette « force des choses, » qui l’ont conduite et, quelquefois, violentée elle-même. Aujourd’hui que nous recueillons les fruits non seulement de la conquête, mais d’un lent et douloureux effort, nous ne voulons plus savoir ce qu’ils ont coûté à nos devanciers. Nous sommes les fils de famille, qui se sont donné la peine de naître et qui jouissent de l’héritage comme d’une aubaine qui leur est due et qui, d’ailleurs, est toute naturelle.

Pourtant, cet héritage, il a été le prix du sang et d’un labeur sans récompense. Par insouciance et, souvent aussi, pour des raisons moins avouables, nous ne voulons pas penser à l’abnégation du soldat, du prêtre et du colon qui nous ont donné ce magnifique pays. Avec les pédants sans cœur et sans esprit de nos manuels d’histoire, nous biffons de notre mémoire les vingt ans de guerre atroce[2] qui en ont préparé l’occupation à peu près paisible. Nous oublions les causes et les origines de cette guerre : que nous ne fûmes point les agresseurs, que la piraterie barbaresque rendait la Méditerranée impossible pour le commerce français et européen, que les provinces africaines étaient en proie à une hideuse anarchie, constamment mises à feu et à sang par les nomades et les mercenaires, et qu’ainsi nous y entrâmes moins en conquérants qu’en libérateurs ; — que nous n’étions pas libres de nous arrêter aux murs d’Alger, que nous fûmes littéralement obligés, malgré nous, par la férocité des indigènes, de conquérir le pays tout entier, — et, tout ce que les sophistes humanitaires ne veulent pas considérer ! De

  1. Voir à ce sujet le si intéressant livre d’Emile Gautier : L’Algérie et la Métropole. Payot, éditeur.
  2. Sur la Conquête de l’Algérie, voyez la série des articles publiés dans la Revue, en 1885, 1887 et 1888 par Camille Rousset.