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par Chapelle, demeurait immobile. Et c’est ici, je le crois bien, que se joua la scène que rapporte l’abbé d’Olivet, que Louis Racine raconte et a laquelle Descôteaux prit part.

« J’ai parlé, dans mes Réflexions sur la poésie, dit Racine le fils, d’un souper fait chez Molière pendant lequel La Fontaine fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre desquels était mon père. » Ce souper était justement celui où se trouva Descôteaux. Par les effets de la flûte de ce musicien, le Bonhomme se trouvait comme absorbé, c’est-à-dire qu’il ne voyait et n’entendait plus que son rêve intérieur. « Racine et Despréaux, écrit alors d’Olivet (Histoire de l’Académie française), pour le tirer de sa léthargie, se mirent à le railler, » et cela si vivement, ajoute l’abbé, qu’à la fin Molière, qui était ce jour-là l’Amphitryon, « trouva que c’était passer les bornes. Au sortir de table, il poussa Descôteaux dans l’embrasure d’une fenêtre et lui parlant de l’abondance du cœur : Nos beaux esprits, dit-il, ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le Bonhomme[1]. »

S’il est vrai qu’il eût l’esprit lourd, obscurci de chimères et tout occupé de pensées couleur de rose, La Fontaine, au contraire du railleur Boileau, n’en avait pas moins l’oreille la plus fine du monde. Tout en feignant de rêver et de somnoler, il avait fort bien entendu ce qu’avaient dit de lui, à l’a parte et prenant sa défense, le poète et le flûtiste. Et comme c’était un brave homme, encore que distrait et léger, il en garda à Molière et à Descôteaux un souvenir attendri et reconnaissant. De Molière, en effet, dont la mort survint à quelques années de là, il a laissé une belle épitaphe


Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y git.


Et pour Descôteaux ? Pour Descôteaux, il a fait mieux encore et, dans l’une des fables du livre Xe de son recueil : les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, il l’a représenté, j’imagine, ainsi que ce berger Tircis, vêtu comme un garçon de village, galant, tendre et tout occupé de jouer sur sa flûte douce, au fond d’un paysage, un air délicat.

  1. Selon la version de Louis Racine, Molière eût dit à Descôteaux : « Ne nous moquons pas du Bonhomme ; il vivra peut-être plus que nous. »