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songeant au médecin Bernier qu’il dit avoir connu jadis, dans la compagnie de Molière et de Chapelle, chez Gassendi. Ce Bernier s’en alla en Perse, à Chiraz, le plus beau pays du monde pour les fleurs ; cependant, dans les lettres que cet Esculape envoyait, de Chiraz, à Chapelle, il ne parlait même pas des tulipes ! Le sot homme ! Cela est-il possible ? Et, des Persans, voilà Descôteaux qui en vient aux Turcs ! Ah ! les Turcs ! Ceux-là aiment les tulipes au point de composer des théâtres de ces fleurs. Ce sont des gradins où, dit-il, on dispose des cages pleines d’oiseaux chanteurs ; de place en place il y a des lanternes multicolores ; et les tulipes sont exposées dans des bouteilles ou de menus vases, entre les oiseaux et les lanternes ; si bien que ce ne sont que chants, illuminations, couleurs.

Cette fête des tulipes est, parait-il, donnée tous les ans par les sultanes au Grand Seigneur. Descôteaux l’explique avec force détails. Il dit encore que, comme le turban des Turcs s’appelle tulipan, ils ont appelé cette fleur tulipe, en raison de sa ressemblance par la forme avec le turban ; enfin, en Perse, ajoute-t-il, la tulipe est l’emblème que les amants offrent à leurs maîtresses ; et cela se conçoit, car il n’y a rien de plus rougissant, de plus tendre que la tulipe ; même il semble que les sentiments se reflètent et s’expriment avec une nuance délicieuse, dans son coloris.

Tout ce que Descôteaux raconte là-dessus, au point, malgré l’heure, d’en « oublier de dîner, » a bien de l’intérêt. Et le gentilhomme de M. le Duc, ce philosophe qui a deux racines de bruyère dans ses armes, se penche avec surprise et admiration au-dessus des tulipes. Lui aussi, il découvre la Solitaire, il voit l’Orientale, il contemple l’Agathe et le Drap d’or ; et le voilà en secret qui pense, tout en écoutant Descôteaux, que Mme de Boislandry, qu’il a célébrée sous le nom d’Arthénice et dont il a écrit qu’elle est « trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, » offre, sur son front et sur son visage, un peu de la rougeur et de la fraîcheur, de ces plantes divines.


II. — UNE JOURNÉE CHEZ MOLIÈRE, A AUTEUIL

Les jours où Descôteaux ne s’en allait pas, plus loin que le château de la Bastille, dans son petit jardin du faubourg ou ne restait pas chez lui à jouer de la flûte pour réjouir sa femme et