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arbustes pour l’ornement des parterres[1]. » Centre embaumé de la culture qu’il adorait[2], ce faubourg, pour Descôteaux, est vraiment le refuge et, si l’on veut, le paradis. À la façon dont Descôteaux, qui parlait tout à l’heure des espèces de flûtes, parle a présent des variétés de tulipes, La Bruyère s’en aperçoit bien. Ah ! l’accent, le ton qu’y met le musicien ! Et les transports qui le saisissent, qui l’agitent, une fois dans le courtil, au cœur du bouquetier !

La Bruyère observe tout cela. Il contemple Descôteaux subitement muet d’admiration, debout « devant la Solitaire ; » puis, de la Solitaire, qui est sombre, veinée, magnifique, il se porte à l’Orientale ; de là, il va à la Veuve ; il passe au Drap d’or ; de celle-ci il retourne à l’Agathe, d’où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s’assied, où (dit même La Bruyère) il « oublie de dîner ! » Et La Bruyère, à l’examiner, pense qu’il n’a rencontré qu’une seule fois en sa vie un amant des fleurs aussi fou que celui-là. C’était le sieur Caboust, avocat au Conseil[3] ; mais, tandis que le sieur Caboust n’avait en tête que les anémones, les ennémones, comme il disait, Descôteaux, lui, ne rêve et ne pense qu’à ses tulipes.

Des tulipes il parle comme de personnes, de maîtresses qu’il aurait eues, avec transport, avec amour. Sur ces tulipes, il dit toutes sortes de belles choses : qu’elles sont fines, diaprées, veinées, jaspées, onctueuses ; que la tulipe est la reine des fleurs, qu’aucune autre ne la dépasse pour le coloris. Il ajoute, à ce propos, que l’espèce appelée Flamboyante, que M. de Montausier fit peindre par le peintre Robert pour la Guirlande de Julie d’Angennes, n’est pas la plus recherchée, mais que la variété appelée tulipe noire est la plus illustre. La Bruyère sait cela ; il sait que les Hollandais sont fous de tulipes ; mais les Persans, les Turcs le sont de même.

À cette assurance donnée par le philosophe, notre flûtiste exulte : il est heureux, mais il gronde aussi. Il gronde en

  1. Abraham du Pradel : Livre commode (1692, in-12).
  2. Ed. Fournier, ibid.
  3. Selon M. Servois (La Bruyère, t. II, coll. des Grands écrivains) la clef de 1696 porte, en face du passage des Caractères réservé au fleuriste, cette indication : « M. Camboust, avocat au Conseil, ou des Costeaux fleuriste ; » pourtant « ces deux noms, qui appartiennent à deux personnages différents, n’en font plus qu’un dans la plupart des clefs suivantes, dont le premier est généralement écrit Caboust. »