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en croyons M. de Fougères, officier de la maison de Condé, qui eut plus d’une fois à Chantilly l’occasion d’observer notre philosophe, qu’il prenait parfois à M. de La Bruyère « des saillies de chanter et de danser surprenantes. » Sainte-Beuve, de son côté, assure qu’ « on a tiré grand parti de quelques billets de M. de Pontchartrain, » reprochant à La Bruyère les mêmes « accès de gaîté extravagante. » « Il se mettait parfois, dit Sainte-Beuve, à danser et à chanter, bien qu’il n’eût pas une belle voix. » Je gage que la « fluste » douce, le hautbois et la musette de Poitou dont Descôteaux joua plus d’une fois devant lui, dans les divertissements de Sceaux et de Chantilly, ne furent pas sans influer sur ces dispositions naturellement gaies, l’esprit allègre et le sentiment vif, quoique discret, que La Bruyère, en homme de bonne compagnie, ressentait pour tous les plaisirs. De là sans doute, dans ce portrait du flûtiste, à côté d’une certaine malice, cette nuance de tendresse, ce discret sourire venant atténuer la pointe du crayon, le trait aigu du style.

Un autre sentiment, qui leur est commun, celui de la danse et de la musique, lie et rapproche encore les deux hommes : La Bruyère s’exerce à baller et à chanter, tout cela assez mal, si nous en croyons les médisants ; mais Descôteaux, lui, joue à ravir ! C’est qu’aussi bien cet homme-là ressemble au flûtiste que Watteau peindra un jour dans un paysage de rêve. Il a une façon adroite de faire parler son instrument ; et les sons les plus rares, les plus fines gammes, les plus harmonieux chants des airs et des bois, ceux même des rossignols, auxquels pourtant rien n’est comparable, ne peuvent arriver à surpasser cette magie. La Bruyère, qui, — selon Dangeau, — entendra un jour Descôteaux jouer à côté de Vizé et de Philibert, chez M. le Duc, au petit Luxembourg, demeurera tout étourdi d’une grâce si insinuante, enfin de cette facilité vraiment unique avec laquelle le flûtiste, sur sa musette ou son hautbois, excelle à traduire, aussi bien que l’espoir ou l’appel des amants, les échos de la nature.

A l’effet d’entendre une telle merveille, aussitôt que Descôteaux joue en un endroit, La Bruyère fait en sorte de s’y rendre ; il écoute son virtuose ; il goûte à l’entendre à peu près autant de plaisir que M. de La Sablière en éprouvait à goûter ses prunes, et, comme tous deux, le philosophe et le