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le peintre de tant de portraits achevés et toujours vrais sait camper ses personnages. Bussy Rabutin, qui était d’un esprit et d’un caractère à bien comprendre La Bruyère, l’écrivait au marquis de Termes : « Il a travaillé d’après nature, et il n’y a pas une description sur laquelle il n’ait eu quelqu’un en vue. » Pour le « fruitier, » dont il a parlé avec lyrisme, on veut que ce soit La Sablière, le mari de la protectrice île La Fontaine. « O l’homme divin, dit-il, homme qu’on ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles ! Que je voie sa taille et son visage pendant qu’il vit, que j’observe ses traits. » Et ces mêmes traits, cette même manie de poète et de gourmet, un peu sensuelle, voilà, comme disait Jules Lemaitre, qu’avec « des détours et des recherches qui sont un délice, » l’écrivain s’y attarde à propos du fleuriste qu’il va rendre célèbre.

François Pignon, sieur des Costeaux ou Descôteaux, occupait, depuis 1662, c’est-à-dire vingt-cinq ans au moins avant que parussent les Caractères, les fonctions d’un des joueurs de musette et de hautbois de la chambre du Roi. Sur les registres des comptes du Trésor, on l’avait vu gratifié, en même temps que François Brunet, de cinquante livres en raison de ses talents, et c’était une attestation solennelle de ceux-ci qu’avait donnée, le 9 avril 1688, le marquis de Seignelav : « Nous, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, certifions à tous ceux qu’il appartiendra que François Pignon-Descôteaux est pourvu d’une charge de joueur de hautbois et de fluste douce de la chambre du Roy et d’une charge de hautbois et musette de la grande escurie de Sa Majesté… » Descôteaux, ajoutera Mathieu Marais, qui le retrouvera non sans surprise et presque octogénaire, logé longtemps après, sous la Régence, au Luxembourg, est « le même qui a poussé la flûte allemande au plus haut point. »

La Bruyère n’était pas toujours aussi sourcilleux et craintif devant le monde qu’on s’est plu à le représenter communément et, bien que Boileau ait écrit de lui : « C’est un fort honnête homme, à qui il ne manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être, » le précepteur du petit-fils du grand Condé n’était pas aussi Alceste qu’on l’a dit, et ce n’est pas lui, comme Gorgibus, qui eût battu les violons et bétonné les musiciens ! Le fait est, si nous