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Avec leur forme elle-même, toute leur beauté se trouve détruite. Je ne crois pas qu’on puisse citer un autre poète chez qui ce génie spécifique du vers ait, à un tel degré, tenu lieu de tout autre sentiment personnel et de sincérité, ni qui ait poussé aussi loin la virtuosité, la justesse de l’oreille, le sens et l’invention rythmiques. Il est probablement le seul auteur moderne en Angleterre qui ait écrit des vers latins et des épigrammes grecques, comme ceux du Tombeau de Th. Gautier, — « In Theophilum poetam, » — et qui ait su s’assimiler la prosodie française au point de faire dans notre langue des sextines impeccables et pouvant figurer dans nos anthologies auprès des pièces les plus parfaites de nos Parnassiens. « J’avoue, écrit-il dans une lettre, que je prends un plaisir infini aux formes prosodiques de toute langue étrangère dont je sais tant soit peu, rien que pour l’amour de la prosodie, et comme si c’étaient pour moi autant d’instruments inédits : aussitôt, me voilà tenté d’essayer ma main et ma voix sur ce nouvel instrument comme un enfant qui chante avant de savoir parler. »

Voilà le mot le plus juste qu’on ait dit sur sa poésie : la chanson d’un enfant enivré de musique et qui a voulu faire vibrer toutes les notes du clavier, toucher toutes les cordes de la lyre, de la corde érotique à la corde d’airain. Là se trouvent l’unité et la signification de son œuvre d’apparence si complexe et si contradictoire. Poésie faite tout entière de l’amour de la beauté, et dont toute la beauté tient à celle des vers. Comme le disait le poète lui-même : « De bons vers sont toujours bons. » Les siens sont peut-être, en effet, de toute la poésie moderne, ceux qui donnent le plus vivement le plaisir de beaux vers. Et je serais bien embarrassé pour en suggérer l’impression, si je n’avais la ressource de citer quelques-uns de ceux qu’il a faits en notre langue. Je choisis les vers qu’il écrivait sur la mort d’un de nos poètes, celui qui lui ressemble le plus (moins le génie), le poète des Dieux en exil :


Dieux exilés, passants célestes de ce monde,
Dont on entend parfois dans notre nuit profonde
Vibrer la voix, frémir les ailes, vous savez
S’il vous aima, s’il vous pleura, lui dont la vie
Et le chant rappelaient les vôtres. Recevez
L’âme de Mélicerte affranchie et ravie.


Louis GILLET.