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vie, par l’accumulation continue du souvenir, notre monde intérieur ne cesse pas de s’accroitre. De plus en plus, chez ce poète que l’on a cru définir en l’appelant un réaliste, il se subordonne celui des choses visibles, lequel se réduit à n’en être plus que le type, et parfois même disparaît. Alors plus d’images ni de couleurs. Reste la seule idée. Elle surgit extraordinairement stricte, directe, dense, en sa nudité. Clair jaillissement, comme d’une lame hors du fourreau dont on s’oubliait à suivre la riche et vivante ciselure.

Cette idée, c’est avec des nuances propres à un poète né sous une étoile étrange, la vieille, la forte idée anglaise, puritaine du devoir, celle qui inspira tant de poètes et romanciers de l’époque victorienne et qui, en d’autres siècles de la littérature anglaise, s’était déjà si fortement produite. « Nulle nation, écrivait Voltaire, vers 1750, n’a traité de la morale en vers avec plus d’énergie et de profondeur que la nation anglaise[1]. » Aujourd’hui l’esprit critique a fini par pénétrer en Angleterre, et parmi les grands écrivains vivants de son pays, Kipling est seul à représenter cet absolu avec une foi militante. Un Wells, un Shaw, un Bennett, un Galsworthy servent d’autres dieux, ceux de la raison ou du sentiment. L’œuvre de Kipling s’adresse à notre volonté pour la nourrir des toniques influences que nous avons perçues, et aussi pour la diriger. Car il n’est pas seulement le professeur d’énergie que ses premières œuvres annonçaient : il est un professeur de conduite — conduct : le mot anglais a plus de force. Et pourquoi s’en occuperait-il tant, s’il jugeait comme les fils de Rousseau que notre nature est bonne, qu’il n’est que de s’y confier, et que nos instincts nous excusent ?

La vieille idée chrétienne, si fortement reprise par la Réforme, vit en lui : il ne s’agit pas de suivre notre pente naturelle, mais de la remonter ; il s’agit, dirait-on aujourd’hui, en termes bergsoniens, de monter dans le sens de la vie, laquelle s’efforce, contre le courant descendant des choses, à concentrer de l’énergie en des formes de plus en plus cohérentes et complexes. C’est ici l’idée même qui, plus ou moins définie, inspira les grands moralistes anglais du XIXe siècle. Ruskin l’exprima clairement, montrant dans le devoir un principe de vie, c’est-à-dire un principe de forme, c’est-à-dire

  1. Siècle de Louis XIV, XXXIV.