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ou, pour mieux dire, il n’a pas d’heures ; mais, dès qu’il est debout, les audiences commencent : on ne se contente plus de boire, on dine ; même il arrivera que les adeptes s’ingénieront à procurer pour la table « du Roi, » le jour du Vendredi saint, un plat de petits pois, primeur insigne, jadis mets d’étiquette à pareille date au temps de Versailles. Charles supporte le vin en homme qu’un excès n’effraie pas ; pourtant il est souvent ivre, soit manque de retenue, soit que ses convives le poussent à boire dans l’espoir de surprendre le fond de sa pensée ; mais il ne se dément jamais et son thème ne varie pas : dans ses confidences reviennent toujours la mention d’un dépôt « fait aux Tuileries par Louis XVI, son père, qui lui en a confié le secret, et qu’il retrouvera sans peine, tant le lieu de cette cachette est fixé dans sa mémoire, » les allusions à un mot de reconnaissance convenu depuis le Temple entre Madame Royale et lui et au moyen duquel il lèvera les derniers doutes de la princesse, et enfin la marque qu’il porte au-dessus du genou gauche, témoignage, à son avis, décisif. Il se soumet d’avance à la mort la plus ignominieuse, si son auguste sœur récuse l’une quelconque de ces preuves d’identité. Ces choses, affirmées avec aplomb, portaient la conviction dans l’esprit des auditeurs empressés à les propager et à recruter des fidèles au prince de roman populaire qu’abritait le Bicêtre normand. En dépit du silence gardé par l’autorité et du secret dont elle s’efforçait d’entourer cette embarrassante aventure, les Rouennais commençaient à s’émouvoir, encore que, en ce temps-là, ils eussent la réputation de s’intéresser plus aux fluctuations des cours de la Bourse qu’aux péripéties d’une infortune royale.

On parlait de Louis XVII dans les salons comme dans les boutiques : des conciliabules réunissaient les petites gens chez un vieux soldat, nommé Joseph Paulin, dont la vie avait été mouvementée et qui prétendait en savoir long sur la détention du Temple. On y faisait des neuvaines, on organisait des pèlerinages pour obtenir à Charles la protection du ciel. En même temps, la « Société, » sans oser se déclarer ouvertement, dépêchait à Bicêtre quelques éclaireurs : on vit dans l’estaminet de Libois un officier retraité, Pinel, le sieur Dumels, ancien chef de division à la préfecture, Mme Moine, femme d’action, très entreprenante et très écoulée. Il s’y présentait des gens