Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/577

Cette page a été validée par deux contributeurs.

en tout cas, que les langues artificielles soient assez puissantes pour menacer l’emploi de la nôtre. Elles se sont montrées inférieures à leur tâche, inférieures à la réputation qu’elles s’étaient elles-mêmes fabriquée, inaptes à la pratique. La guerre a permis de les juger à leur juste valeur.

L’emploi du latin comme langue scientifique internationale a trouvé, tout récemment encore, des partisans. Mais il est difficile de concevoir comment, ayant été abandonné faute de répondre aux besoins de l’Europe moderne, il pourrait suffire aux besoins du monde contemporain, lequel a d’autres exigences et ne revient pas volontiers en arrière. On n’est pas encore arrivé, dans les écoles, à en unifier la prononciation ; à plus forte raison, serait-il difficile de l’unifier pour l’usage pratique ; si on réunissait à l’heure actuelle un congrès de Français, d’Italiens, d’Anglais, de Suédois, qui tous s’exprimeraient en latin, les membres du congrès auraient une peine extrême à se comprendre. Il faut cependant qu’une langue internationale non seulement s’écrive, mais se parle. Passons là-dessus ; il s’agit d’une difficulté à laquelle le temps peut porter remède. Mais comment faire entrer dans cette langue morte tous les mots récents, tous les mots nouveaux que chaque jour apporte ? Je sais bien qu’on peut tout désigner en latin, même l’ypérite, même les mortiers de 420, même les moteurs à six cylindres : je sais bien aussi au prix de quels tours de force. Enrichi de rébus créés par chaque imagination particulière, le latin ne prendrait pas seulement un aspect monstrueux : il deviendrait inintelligible. Il faut une langue vivante, fortement assimilatrice, capable d’un perpétuel renouvellement, qui fasse pour son propre compte l’expérience des vocables nécessaires, et ne leur donne cours qu’après une suffisante épreuve. Autant la persistance du latin est souhaitable comme langue éducatrice, — encore est-il menacé dans cette prérogative même, — autant il est peu vraisemblable qu’on puisse le ressusciter comme langue universelle.

L’allemand avait contre lui ses défauts naturels ; il avait pour lui la patience et l’orgueil et l’esprit conquérant de l’Allemagne. Celle-ci établissait ainsi qu’il suit, en 1916, la répartition des idiomes européens : 95 millions d’hommes parlant l’anglais ; l’allemand, 80 ; le russe, 60 ; le français, 50 : elle en concluait à une première supériorité sur le français. Puis elle