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plus, Mme Boizard alla confier son bonheur à un ecclésiastique qu’elle révérait, M. le curé de Saint-Germain des Prés. « C’est un imposteur, le Dauphin est mort, » dit le prêtre ; puis, après un instant de réflexion : « Il y a pourtant des choses si étranges !… » Etant surveillé, et n’osant s’assurer par lui-même de l’identité du personnage, il conclut : « Revenez dans quelques jours, je vous dirai définitivement mon avis. » La pâtissière revint, en effet, et le curé, cette fois, fut très affirmatif : « Le Dauphin est mort ; débarrassez-vous de cet homme. » Voilà comment, bien muni d’argent, bien pourvu d’effets et de livres par ses hôtes qui lui firent, en outre, présent du portrait de Louis XVI, Hervagault quitta Paris dans les premiers jours de mars 1806, poursuivant sa mystérieuse et fatale odyssée.

Le 11 mars, il se présente au préfet de la Manche, qui l’invite à vivre honnêtement « de sa profession de tailleur. » — « Ma profession ! ma profession ! » fait Hervagault en levant les yeux au ciel et en cherchant, écrit le préfet, « à se donner des airs de prince déchu ; » pourtant « il voit bien qu’il lui faut vivre ignoré et promet de n’oublier jamais l’obscurité de sa famille, » mais « tout cela avec des expressions entortillées et du ton d’un homme qui obéit à l’autorité, mais sans faire une renonciation absolue à son rôle. » Il n’y renonce pas, en effet, car, l’été venu, il disparait, retourne à Vitry-sur-Marne, et, après une absence de près d’un mois, revient à Saint-Lô. Le père Hervagault ne veut plus entendre parler de cet incorrigible : il conjure le préfet de l’en débarrasser. « Incorporer le délinquant dans le bataillon colonial de Belle-Isle-en-Mer, » griffonne, en marge du rapport, Fouché redevenu ministre après deux ans de vacance. Voilà le faux Dauphin dans une troupe de recrues, en route pour la Bretagne. Avant d’arriver à Montcontour, il réussit à échapper aux gendarmes. On le voit à Auray, se présentant dans les maisons, cette fois sous le nom d’Hervagault ; il est repris, sévèrement surveillé, conduit à Belle-Isle ; mais, tout de suite, sa bonne mine opère de nouveaux miracles : le commandant Adelbert, chef du bataillon, le traite avec distinction, « intimement convaincu de sa fabuleuse origine ; » d’autres officiers, le général Rolan, le général Quantin eux-mêmes, se montrent extraordinairement indulgents envers ce mauvais sujet, dont une note de cette époque fournit un