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idéal et vrai. Ni l’un ni l’autre ne sont des personnages historiques. Tous les deux sont composés de vraisemblances psychologiques et sentimentales. L’auteur a modifié tout ce que la réalité et l’expérience lui fournissaient, d’après certaines idées de perfection pathétique et de pure beauté.

Et voilà pourquoi le lecteur de 1820 pouvait ne pas se soucier du rapport de ces poèmes à M. Alphonse de Lamartine, et n’y trouver que lui-même, n’y chercher que le modèle des belles altitudes sentimentales auxquelles pouvaient se conformer ses propres douleurs.


Les livres ont une vie comme les hommes. En vivant, ils changent. Leurs valeurs se décomposent et se recomposent sans cesse.

Les Méditations ne demeurèrent pas le pur poème de l’amour brisé. Le romantisme se déchaîna. Les exemples de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand qui avaient déjà antérieurement détourné de leurs livres, sur eux la curiosité du lecteur, se vulgarisèrent. George Sand et Musset occupèrent le monde de leurs aventures ; trop d’ouvrages ne furent plus que le commentaire d’une vie tapageuse, et la librairie s’habitua à vendre au public des indiscrétions sur l’auteur.

Qu’on me permette ici une remarque. On fait consister en général la différence de l’œuvre classique et de l’œuvre romantique en ce que l’une est impersonnelle et l’autre personnelle. Dans l’une l’auteur se cache, dans l’autre il s’étale. Mais je ne vois pas que Lamartine s’étale dans l’Isolement, le Lac ou le Vallon ; ni Victor Hugo dans Han d’Islande ou Hernani. Et de quoi Racine a-t-il fait ce qu’il y a de plus profond dans Oreste, Hermione ou Bérénice, sinon de l’expérience et du rêve de son cœur ? L’observation externe en psychologie ne va pas loin ; c’est dans notre vie intérieure que nous trouvons de quoi éclairer jusqu’au fond une autre âme.

La véritable différence me paraît être que l’auteur classique se cache, non pas en ne se mettant pas dans son livre, mais en ne communiquant avec nous que par son œuvre. L’auteur romantique se montre, je dirais volontiers s’exhibe, quand il emploie son livre à nous faire penser à lui. Il a la prétention de nous intéresser à sa personne, à tous les accidents de sa biographie ; il veut créer en nous une certaine image de