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l’amant d’Elvire. René lui-même à son tour est dépossédé : l’ « enchanteur, » le « magicien » n’avait créé que les fantômes de femmes dont le désir ou le regret servait à enrichir la vie orgueilleuse du héros solitaire où s’incarnait son égoïsme. René garda son prestige pour les gens de lettres, qui y miraient leur secrète ambition. Mais on conçoit que, près des femmes, et par conséquent pour le grand public, Elvire ait triomphé de René.

Pour le public, pour les femmes, le petit in-8 que débitait Nicole enseignait à enrichir son âme, à élargir sa vie. Rousseau avait montré, et Bernardin de Saint-Pierre après lui, comment on associe les beautés du paysage aux émotions du cœur. Chateaubriand les avait suivis, et il avait raffiné le charme de l’amour par l’exquise douleur du scrupule religieux. Mais, ici, Dieu était réconcilié à l’âme amoureuse. L’amour absorbait la nature et l’infini. Le simple lecteur, la lectrice surtout, ne voyait dans les Méditations qu’un livre d’amour, le plus beau, le plus pur, le plus puissant livre d’amour qui eût jamais été écrit. On s’enivrait de cette manière d’aimer nouvelle qui faisait entrer dans la composition de l’amour tout ce qu’on était accoutumé à laisser en dehors de l’amour ou à lui opposer, tout ce qu’on appelait nature, religion et philosophie. Quel agrandissement de l’être apportait un tel amour, et comme on s’y sentait ennobli, exalté, élevé au-dessus de soi et au-dessus de la mesquine réalité I Comme on y recueillait des jouissances enivrantes, et jusque-là inconnues !

Les femmes s’y précipitèrent, et avec elles les hommes qui faisaient de la femme l’objet et l’idéal de leur vie. « Toutes les femmes, dit la comtesse Dash, voulaient être des Elvires ; ses vers nous ont fait attraper bien des rhumes en regardant la lune au bord des lacs, ou sous les grands arbres, par los nuits fraîches. »

Des hommes d’esprit, obstinément classiques, raillaient cette poésie pulmonaire et pleurarde. « Crève donc, animal, répétait M. Andrieux en arpentant son cabinet, tu ne.seras pas le premier ! » Un autre affectait de réserver cette lecture aux convalescents et aux femmes, seuls capables d’en savourer la molle langueur. En réalité, ce n’était pas une poésie anémique, aux pâles couleurs. Sous les abandons mélancoliques et les langueurs inclinées, cette poésie contenait des réserves merveilleuses de force et de vitalité. Une sève puissante y