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la première fois en 1819, ne changea rien à la situation. Poète, assurément il l’était, et grand poète, à notre goût : mais il y avait encore en lui trop de l’homme du XVIIIe siècle, trop de l’homme de plaisir et trop de l’encyclopédiste ; et l’on sentit en lui l’artiste plus que le poète. Il donna surtout de fortes émotions d’art, des visions de la Grèce, des sensations de beauté plastique ; il évoqua aux yeux de l’imagination des formes harmonieuses dans une lumière sereine. Mais il n’était ni assez fougueux ni assez mystique pour faire l’effet d’un vrai lyrique ; sa forme sobre et disciplinée ne répondait pas à l’appel des âmes inquiètes, avides d’idéal et tourmentées de l’infini. Le recueil posthume d’André Chénier eut plus de signification pour les gens du métier que pour les gens du monde.

Avec Lamartine, tout fut changé, et tout le monde eut la claire perception que tout était changé. On avait eu des marqueteries laborieuses, de délicats filigranes, ouvrages de patience, élégants, étriqués. La facilité qui fut plus tard l’écueil de Lamartine fut d’abord son charme. Tout coulait de source chez lui ; on sentait le jeu d’une force naturelle, le mouvement, la chaleur de la vie profonde. Ce n’était plus de la poésie au compte-gouttes : c’était un large fleuve, un torrent, un glissement de nappes étalées, un tumulte de flots entrechoqués dans un élan vertigineux. Un Niagara de poésie, après les serpentines et les cascatelles de jardins anglais que nous avions connues jusqu’ici.

Là fut la nouveauté des Méditations. A l’analyse, elles n’offrent aucun élément qui ne soit déjà catalogué. Mais, à l’essai, l’impression est de quelque chose qu’on n’a jamais vu. L’intensité, l’énergie sont inouïes. L’idée de la poésie est la même ; la qualité est nouvelle et singulière. Les proportions sont changées : avant Lamartine, ce qu’on appelait la poésie française, c’était de l’intelligence traversée par instants de lueurs poétiques. Lamartine, lui, nous offre une éruption prodigieuse de sensibilité qui ne laisse plus de place qu’à une activité diminuée de l’intelligence. Pour mieux dire, l’activité intellectuelle est remplacée par l’inquiétude intellectuelle. La curiosité des grands problèmes de la destinée humaine n’est point le commencement d’un effort méthodique de pensée philosophique : elle détermine des états fiévreux et convulsifs, des affections, des émotions.