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Voltaire, la strophe de J.-B. Rousseau et de Pompignan, les formes consacrées de l’ode, des stances, de l’épître philosophique et des discours en vers, les images et les tours et toute la langue artificielle de la poésie qui se débitait couramment depuis cinquante ans, tout cela, certes, était connu et même usé. Un lettré ne pouvait lire ce petit volume sans reconnaître au passage des réminiscences ou des centons de Voltaire, de Thomas, de Léonard, de Parny de Louis Racine, de J.-B. Rousseau, de Fontanes, de Millevoye : il y saluait aussi parfois du Jean-Jacques et du Chateaubriand adaptés au mètre. Toute la phraséologie éplorée des « âmes sensibles » du siècle précédent, toutes les mollesses attendries de la romance et de l’élégie du premier Empire se retrouvaient ici.

Mais depuis cinquante ans aussi, la poésie anglaise avait envahi la France ; et l’imagination mélancolique, orageuse et sombre de Gray, de Harvey, de Young, d’Ossian, avait coloré notre littérature. Toutes ces teintes s’apercevaient dans le vers de Lamartine : on y ressentait même l’Allemagne, et la tristesse désespérée de Werther.

Enfin, le génie « satanique » du poète anglais qui venait de nous être révélé, lord Byron, avait marqué sensiblement de son empreinte le favori des salons bien pensants, qui n’avait pas eu trop de toute sa bonne éducation religieuse pour échapper à la fascination de cette fatale beauté.

En somme, il y avait plus d’un siècle que la société française aspirait à la poésie. Dès le lendemain d’Athalie, la France classique faisait un effort pour se dégager de la prose, de la pure expression logique et scientifique : l’inquiétude poétique était déjà sensible chez le pâle Campistron et le sec Lamotte-Houdart. Elle s’était accentuée chez Voltaire, dont les tragédies et les poèmes offrent en maint endroit de courts vols et des essors essoufflés. Toute l’exploitation des littératures étrangères est commandée par le besoin de poésie du public français : c’est un malaise sourd, puis, peu à peu, la conscience et l’analyse du malaise, la demande de plus en plus précise et instante de satisfactions poétiques. Mélancolies élégiaques, rêves fiévreux, sombres désespoirs, fureurs convulsives, extases délicieuses, exaltations fougueuses, révoltes du pessimisme, ravissements de l’espérance : toutes les sources de poésie avaient été révélées, tous les thèmes de poésie avaient été présentés.