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Plusieurs années avant sa mort, elle devait faire le récit de cette entrevue orageuse à sa vieille bonne. « Voyez-vous, chère Constance, lui disait-elle, que d’années se sont écoulées et je ne cesse de m’imposer le plus rigoureux examen de conscience ; le seul fait dont je me sente coupable, c’est d’avoir accepté le fatal rendez-vous que mon mari paya de son sang et moi de la paix et du bonheur de toute mon existence. Dieu est témoin que notre entretien fut aussi court qu’innocent[1]. »

En effet, aux supplications, aux menaces de d’Anthès, Nathalie comprit toute la gravité de son imprudence. Prise de panique, elle chercha à fuir, appela au secours et finit par se réfugier auprès de la fille de son amie qui seule était restée dans l’appartement.

Pouchkine, cependant, apprenait cette malheureuse aventure dès le lendemain, par une nouvelle lettre anonyme. Cette découverte le bouleversa et lui fit perdre définitivement la tête. Mais ici encore, sa colère, par un étrange détour de son imagination, éclata tout d’abord contre le vieux baron de Heeckeren. C’est donc à lui que le 26 janvier 1837 il écrivit une lettre, dont le ton, haletant de mépris et de haine, dépassa toute mesure et dont l’injure féroce, irréparable, le mena aux conséquences les plus fatales. Pouchkine, fou de rage, n’eut plus qu’une idée : en finir une fois pour toutes avec ses deux adversaires. La manœuvre atteignit son but. A la réception de ce message outrageant le ministre des Pays-Bas ne put faire autrement que de charger sur l’heure son fils adoptif de venger l’insulte, que son âge avancé l’empêchait de relever personnellement.

Le lendemain, Pouchkine recevait la visite du vicomte d’Archiac et acceptait la provocation de George d’Anthès.

Depuis le moment où il avait lancé son défi, Pouchkine vécut dans l’angoisse de laisser échapper son rival pour la seconde fois. Le secret le plus absolu pouvait seul le préserver d’une nouvelle intervention de ses amis ; il ne fit part à aucun d’eux de ses projets. Seule, une femme recueillit ses confidences et lui apporta à cette heure grave le réconfort dont il avait besoin : c’était la plus jeune de ses belles-sœurs, Alexandrine Goncharowa, dont le nom est lié à celui de Pouchkine par une assez mystérieuse amitié, amitié amoureuse sans doute, dont les détails sont restés obscurs.

  1. Récit tiré des Mémoires de Mme Arakoff.