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mal à l’aise lorsqu’on l’enferme dans des livres, même pour lui faire honneur ; écrit, il prend un air factice ; les romanciers naturalistes, pour le copier, le trahissent : il lui manque le décor, le geste, l’intonation ; il n’est plus lui-même. Les métaphores, au contraire, s’installent commodément dans la langue écrite. On en cite un exemple frappant. Il y a quelques années, si on voulait rendre l’idée d’empoisonné, de délétère, de pathogène, on empruntait des images aux théories microbiennes à la mode. « Microber nos vierges énergies révolutionnaires, » faisait dire M. Paul Bourget à l’un des personnages de l’Etape. Pour rendre aujourd’hui une idée analogue, on emprunte l’image aux gaz asphyxiants : « l’atmosphère de germanophilie qui commença à se répandre, comme un gaz asphyxiant de l’intelligence, au lendemain de nos désastres, » écrit l’Action française du 27 juin 1916. Entre les deux emplois, la guerre a passé.

Remarquons que ces métaphores se rencontrent non seulement sous la plume de journalistes pressés, mais même chez nos bons auteurs. Un des grammairiens qui enregistrent les phénomènes récents du langage, M. Georges Prévost, tourne plus particulièrement son attention avisée vers l’emploi figuré des termes de guerre, et cueille d’amusants exemples chez quelques-uns de nos contemporains. Ne craignons pas de mêler des noms fort opposés : les disparates sont ici nécessaires. De M. Antonin Dubost : « Toutes les forces sont-elles mobilisées, ou certaines ne se sont-elles pas elles-mêmes mises en sursis ? » (Discours du 10 janvier 1918). De M. Henry Bataille : « Ont-ils redouté que la haine et l’hypocrisie embusquées ne les accusassent faussement de patriotisme refroidi ? » (Journal du Peuple, 16 mai 1917). De M. Abel Hermant : « La grammaire, comme le reste, est fonction de la guerre. Elle ne s’en fait pas. » (Le Temps, 27 mars 1917). De M. Maurice Barrès : « Le service de l’Etat lui demande de traduire sa pensée en langage libéral : il se mettrait à parler soviet comme il parlerait anglais. » (Écho de Paris, 29 décembre 1917). Une phrase empruntée à M. Charles Maurras n’est pas moins significative : « Que le chef du gouvernement prenne, comme disent les aviateurs, une hauteur supérieure à celle de nos ennemis du dedans et du dehors ; qu’il se donne, selon le même ingénieux vocabulaire, un « plafond » supérieur de quelques milliers de