Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis ce matin. On m’a donné des belles fringues, depuis quatre ans que j’en avais pas eu des comme ça sur les reins ! Et maintenant j’suis du 1er civil. Là on peut t’nir le coup ; c’est le bon secteur. Aussi, vous savez, on en a vu des cruelles au front, et de tous les calibres ; mais maintenant qu’on les met, on n’y pense plus. Celui qui en parlerait, il aurait du retard. Maintenant on pense à la bourgeoise, aux mômes. Faut trouver un p’tit boulot pénard et en j’ter un vieux coup, quoi ! »

Ainsi de suite : on n’éprouve pas de plaisir à prolonger un tel exemple. Il est hors de doute cependant qu’on recueille une foule d’expressions du même genre, pour peu qu’on écoute autour de soi ; et qu’elles paraissent désormais familières. Non seulement elles retentissent dans les lieux où s’assemble le petit peuple des villes, les vélodromes ou les théâtres, les cafés ou les terrains de jeu : mais on les emploie couramment jusque dans nos campagnes, jusqu’au milieu de nos villages détruits du Nord et de l’Est : et c’est une étrange impression, que d’entendre résonner cet argot dans ces ruines.

Autre chose : nos métaphores aussi ont été renouvelées par la guerre. Qui de nous peut se vanter de n’avoir jamais parlé, au cours de ces dernières années, de la mobilisation industrielle, économique, financière ? de l’offensive diplomatique, de l’offensive morale, voire de l’offensive pacifiste ? L’esprit, hanté par les images du front, les transposait spontanément, et les appliquait à toutes les circonstances de la vie. On ne disait plus : soutenir un effort de longue durée ; on disait : tenir. On ne disait plus : manquer à son devoir ; on disait : déserter. Tous ceux qui se dissimulent ou s’abritent étaient devenus des embusqués. On s’amusait à filer la métaphore guerrière ; tel critique parlait de mobiliser les mots, de les ranger en bataille, de les ruer à l’assaut ; tel chroniqueur du Parlement racontait que, le tir des batteries étant dirigé contre un député, des éclats d’obus s’étaient égarés sur un autre. L’usage est devenu si fréquent qu’on a pu esquisser déjà un classement des termes de guerre employés au figuré : les mots ; les expressions ; les groupes de mots ; les métaphores à plusieurs termes ; les suites d’images ; et dans chaque groupe, les emprunts faits au recrutement, à l’organisation des troupes et du terrain, au combat, au ravitaillement…

Le poilu est essentiellement un langage de plein air ; il est