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Oui, tout le monde l’a parlé aux armées. Par contagion. Par coquetterie à rebours. Parce que les occasions de se divertir étaient peu fréquentes, et qu’il était divertissant quelquefois, plein de trouvailles et riche d’imprévu. Parce qu’il fallait bien traduire une si curieuse façon de vivre par un languie qui présentât au moins quelque nouveauté. Pour se faire comprendre de tous. Puis les « civils » l’ont adopté. Parce qu’il leur a semblé qu’en prononçant des mots d’argot, ils devenaient eux-mêmes quelque peu soldats : façon commode de s’environner de gloire, disaient les médisants. Pour n’avoir pas l’air trop en retard sur les correspondants du front, sur les permissionnaires. Pour se mettre à la mode, puisque c’était une mode désormais. Pour rendre hommage aux combattants, tout ce qui venait d’eux devant être imité. Au reste, ils le parlaient avec timidité, avec gaucherie, et d’une façon un peu ridicule. Ils reprenaient toujours les mêmes mots, souvent les moins pittoresques, et ne s’aventuraient qu’avec une crainte visible dans les difficultés de ce vocabulaire dangereux : tandis que le poilu, pour être bien parlé, veut être parlé superbement, Ils s’y sont mis cependant ; et par l’effort combiné des soldats qui les ont inventées, et des civils qui les ont apprises, nombre d’expressions appartenant à l’argot de la guerre sont entrées dans la langue dès maintenant.

Le mot poilu lui-même, encore qu’il ne soit pas très beau, est d’un usage aussi courant que jamais grognard a pu l’être. Boche a été non seulement adopté par le français, mais prêté par lui aux autres langues, à l’anglais, à l’italien : il a été admis, consécration suprême, dans le petit Larousse illustré de 1918. D’un bout de la France à l’autre, on déclare qu’on a le cafard lorsqu’on se sent mélancolique ; et on déteste les bourreurs de crâne. On termine volontiers, et trop volontiers, une conversation sur les malheurs des temps par cette considération philosophique qu’ il ne faut pas s’en faire ; en même temps qu’on est disposé à en mettre, voire à en mettre un coup, pour commencer l’œuvre de paix. On a peur que les Allemands ne camouflent leur armée renaissante, et on sent la nécessité d’avoir du cran pour lutter encore contre leurs menées. Veut-on voir comment un de nos grands journaux de province reproduisait à la date du 19 septembre dernier le langage d’un démobilisé ? C’est assez exact et c’est tout à fait laid. « Ça y est