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sein de la Matière spirituelle et approfondit le mystère des perfections divines sans arriver à connaître son essence. Puis il redescend vers la terre. Le philosophe se porte à sa rencontre et se fait musulman pour pouvoir monter jusqu’aux régions inaccessibles à la seule raison. Abenarabi avait ainsi montré que l’Ascension du Prophète prêtait à la poésie allégorique et permettait d’exposer d’une façon plus saisissante l’encyclopédie de tout un peuple.

D’autres écrivains musulmans avaient déjà senti qu’elle ne prêtait pas moins à la satire. Au XIe siècle, Abulala, que ses biographes nomment le philosophe des poètes et le poète des philosophes, dans sa Rivala, en avait donné une adaptation où il malmenait doucement les moralistes trop sévères qui damnaient les poètes pour cause d’impiété ou de libertinage et où il mêlait la critique théologique à la critique littéraire. Son voyageur n’était plus un prophète ni un mystique, mais un pauvre homme imparfait et pécheur comme lui (et comme Dante) ; et les personnages qu’il interrogeait sur sa route n’étaient plus des saints ni des prophètes, mais, hommes ou femmes, de pauvres êtres comme lui (et comme Dante).

Fondée sur un verset mystérieux du Coran, une légende s’était donc développée avec tous les épisodes d’un voyage à l’Enfer et d’une ascension au Paradis ; et cette légende était répandue dans l’Islam, au moins depuis le IXe siècle. La minutieuse analyse des différentes formes qu’elle a revêtues chez les traditionnalistes, les mystiques et les philosophes accuse entre elle et le poème dantesque des analogies extraordinaires. Les deux voyages commencent la nuit au sortir d’un profond sommeil. « Je ne sais redire au juste, écrit Dante, comment j’entrai dans cette forêt tant j’étais empli de sommeil au moment où j’abandonnai le vrai sentier[1]. » Un lion et un loup barrent le chemin du pèlerin d’Abulala comme la panthère, la louve et le lion barrent celui de Dante. Le rôle de Virgile est joué, dans le voyage de Mahomet, par Gabriel qui se présente à lui sur l’ordre de Dieu et, dans le voyage d’Abulala, par Jaitaor, le plus grand des génies. Les mêmes tumultes, les mêmes rafales de feu, les mêmes gémissements annoncent

  1. Je me suis servi de la traduction de l’Enfer de Mme Espinasse Montgenet (Nouvelle Librairie Nationale) et des traductions de L’Enfer et du Purgatoire d’Ernest de Laminne (Perrin) dont le commentaire et les notes sont très précieux.