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mesure, et Botot, juge de paix de la section qui présidera à l’opération. L’ingérence du créole en cette affaire serait absolument inexplicable, si elle n’impliquait une corrélation entre un incident de ses fonctions actuelles et la gestion depuis longtemps périmée de Simon.

Le raisonnement paraîtra-t-il trop subtil et la conséquence arbitraire ? On a d’autres présomptions de la conviction née dans l’esprit de Laurent : et d’abord, apprécie-t-on à sa valeur la conception de cet étourdi de Barras qui donne pour garde du corps ce créole de vingt-quatre ans à une jeune fille de seize ans ? Tout le jour et toute la nuit, il peut entrer chez elle ; elle ne voit que lui d’être humain, pas une femme ne pénètre à la Tour ; il dispose de toutes les clefs et ouvre toutes les portes ; plus un commissaire pour partager la surveillance, et, comme il se montre d’une politesse à laquelle Marie-Thérèse n’est plus accoutumée, comme il est respectueux et complaisant, — étranges nouveautés pour la jeune princesse, — il n’est pas interdit de penser qu’une sorte de camaraderie s’établit entre eux. Certes, on a la certitude que la fierté de la fille de Marie-Antoinette la garde contre toute surprise de sa jeune imagination ; mais, depuis le départ de Madame Elisabeth, elle ne s’est entretenue avec personne : il y a un an qu’elle n’a aperçu d’autres hommes que les commissaires exécrés de la Commune, les porte-clefs brutaux ou les domestiques chargés de déposer à sa porte l’eau, le bois ou le linge rapporté par la blanchisseuse : et dans sa vie monotone l’apparition de ce jeune créole discret et de bonne éducation doit éveiller sa curiosité. Quant à lui, il n’est pas possible qu’il n’éprouve pas pour son attachante pupille un sentiment de vénération attendrie : le fait d’être enfermé dans une sombre tour avec une jeune princesse persécutée constitue une situation courante dans les contes bleus ou les tendres romans de galante chevalerie, mais extrêmement rare et délicate dans la vie réelle. Car Laurent est reclus, lui aussi : il ne sort pas du Temple et sa seule distraction est de retrouver, aux heures des repas, à la chambre du Conseil, les deux officiers commandant la garde et Liénard, le nouvel économe, nommé le 12 thermidor en remplacement de Lelièvre, mis en arrestation. Quoi d’étonnant à ce qu’il manifeste de l’empressement quand il entend l’appel de la sonnette de la prisonnière, appel qui retentit peut-être un peu plus