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lendemain. Jamais je ne me suis départi de cette règle de vie, quel que fût le temps ou la saison. Elle me donnait l’inappréciable avantage de savoir, dès le matin, ce que j’avais à faire jusqu’au soir. Elle mettait une barrière aux vagabondages de l’imagination, calmait les inquiétudes et chassait l’ennui. Je finis par m’intéresser vraiment à mon travail. J’y pensais durant mes promenades solitaires par les champs et les bois. Rien n’y rappelait la guerre, et je m’efforçais de l’oublier. Je causais avec moi-même. N’ayant aucun devoir à accomplir, libre de toute besogne, débarrassé de toutes obligations mondaines et sociales dans mon isolement, je goûtai les charmes de la méditation, l’élaboration lente et progressive des idées que l’on porte en soi, avec lesquelles on vit et dans lesquelles on finit par s’absorber.

Bref, je compris, il me sembla du moins que je comprenais la réclusion volontaire de Descartes dans son « poêle » de Hollande. Moi aussi je vivais dans un poêle et si j’y vivais malgré moi, il y avait certains moments où j’en arrivais à l’oublier. Je finis par m’accoutumer tellement à cette vie d’ermite, à ce retour des mêmes occupations aux mêmes heures, que le plus léger imprévu me causait un véritable agacement. Quotidiennement, vers dix heures, j’interrompais ma besogne pour monter chez le bourgmestre, au premier étage du Rathaus. C’était le moment pathétique de la journée. Allais-je y trouver quelques-unes de ces lettres qui étaient les seules distractions et le seul soulagement de mon exil ? Je n’insisterai pas. Il me semble que je déflorerais les sentiments que j’éprouvais alors si j’essayais de les décrire.

Peu à peu, je finis par connaître l’aristocratie de mon village, les honoratioren, suivant l’expression consacrée. Le plus important, et aussi le plus cultivé d’entre eux, était le super-intendent. Nous échangions quelques paroles quand nous nous rencontrions. Je parvenais parfois à le faire parler de la guerre. Il parlait bien et avec plaisir. Il ne se doutait certainement pas. du plaisir que j’éprouvais moi-même à l’entendre développer un thème avec lequel mes conversations d’Iéna m’avaient familiarisé de longue date. La race et son influence historique revenaient continuellement dans ses discours. Romanisme, germanisme ! Pour lui tout était là. Le romanisme, c’était l’Eglise catholique, la forme l’emportant sur le fond, la