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de causer plusieurs fois avec lui. Les idées que je l’entendis développer me confondirent. J’en conservai l’impression d’un esprit complètement faussé par les préjugés ou, si l’on veut, par la doctrine du nationalisme le plus exclusif et le plus étroit. Il m’apparut que la critique n’était chez lui, comme chez beaucoup de ses collègues, qu’une opération technique réservée au travail du cabinet ou du « séminaire. » Cet homme qui avait habilement interprété tant de textes du moyen âge, reconnu des falsifications, disserté sur des manuscrits, classé des récits de chroniqueurs, n’était plus, en parlant des choses contemporaines, que le plus bénévole et le plus « gobeur » des lecteurs de journaux censurés et de communiqués officiels. Toute sa formation de spécialiste disparaissait brusquement. On voyait qu’elle ne faisait pas corps avec sa pensée, qu’elle était une simple technique, un dressage, une méthode apprise. Lui qui avait lu tant de livres, qui possédait tant de langues, qui avait tant voyagé et connu tant d’hommes de pays divers, il parlait, au milieu de sa bibliothèque pleine d’ouvrages qu’il avait lus cependant, comme faisait le lieutenant Clausen entre Gand et Crefeld. C’était la même outrecuidance, la même incapacité de comprendre l’étranger, la même affirmation sous une forme d’ailleurs très polie, d’appétits conquérants et d’espoirs irréalisables. Tout cela se mélangeait d’ailleurs, ou plutôt, dans sa pensée, s’accordait à cette théorie des races qui a si singulièrement perverti, dans les dernières années et pour des motifs trop compréhensibles, l’esprit de la jeune Allemagne. Il invoquait Gobineau à l’appui de ses déclarations sur la décadence de la France et le triomphe certain et nécessaire du germanisme ! Il prophétisait le déclin de l’Angleterre, accusait l’Amérique, encore neutre à cette époque, d’être asservie au culte du dollar, ne voyait dans l’Italie qu’un spadassin et se montrait plein de confiance dans l’avenir de l’Autriche-Hongrie.

Sans doute, la surexcitation patriotique était en partie responsable de ces aberrations et de ces illusions, et sans doute aussi mon interlocuteur ne pouvait parler à cœur ouvert devant moi, — devant un ennemi. Il reste pourtant qu’au fond de ses discours se découvraient une intelligence et une conscience perverties, ou tout au moins dévoyées. Ce n’est pas seulement sur le fond des choses que nous ne pouvions nous entendre. Son langage même m’était parfois presque inintelligible, tant le