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tissante. Il en détaillait chaque mot et faisait toujours sentir les syllabes muettes. Ces soirées chez Putois-Grété sont restées parmi les meilleurs souvenirs de cette vie du quartier latin qui a duré quelques années et qui est si loin maintenant… Les uns"’sont morts, les autres dispersés.

Sans famille, sans occupation, simple dilettante de lecture et de travail, n’aimant ni l’érudition, ni l’histoire, Moréas devait être la proie de l’ennui. L’ennui a empoisonné sa vie. Il l’avouait et faisait ce qu’il pouvait pour échapper à la solitude : malgré relations et causeries, la solitude revenait toujours. L’amitié seule eût adouci son isolement et il ne croyait plus à l’amitié. Il a écrit quelque part : « Les âmes de La Boëtie et de Montaigne pouvaient sans doute soutenir de pareils sentiments, mais ils logent aussi assez souvent chez les natures fort médiocres. Alors, ce n’est qu’un désir de s’épancher et une sorte de nonchalance, et tout cela peut manquer de noblesse. L’amour, qui reste une aveugle fureur, malgré les enjolivures que nous y mettons, ne chicane pas tant. L’amitié est plus délicate et il faut qu’elle écoute ses scrupules. Voilk pourquoi un cœur vraiment élevé, pour peu qu’un destin envieux s’en mêle, goûte à la fin les amères délices de la solitude. » Il m’a dit souvent : « À quarante ans, un homme ne doit plus compter que sur lui-même et doit se résigner à vivre seul. » Je n’ai jamais connu personne qui se soit si effroyablement ennuyé. « Plus rien ne m’intéresse, disait-il. Je suis dégoûté de tout. » Moréas a traîné son ennui de café en café, aux bras des amis qui voulaient bien le suivre dans ce Paris nocturne où il semait au hasard ses vers et ses rêves. Son existence fut un long suicide moral.

Rien de plus lamentable que le spectacle de ce poète esclave volontaire de la vie de bohème. Je lui disais parfois : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ? « Cette idée lui semblait baroque. « Qu’est-ce que j’aurais fait d’une femme ? Je veux pouvoir rentrer chez moi quand ça me plaît, rester au café, manger, boire, veiller. » Et nous tombions d’accord que le mariage ne convient pas à tout le monde.

L’horreur de la solitude suffirait seule à expliquer chez Moréas ce goût de noctambulisme qui, après des heures passées