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reconnaissant publiquement la faute d’un membre de la famille impériale, on porterait atteinte au principe monarchique. Ce furent, hélas ! comme bien souvent depuis, les mauvais conseils qui prévalurent.

Les fêtes suivirent leur cours. Le soir même de la catastrophe, il devait y avoir bal à l’ambassade de France en présence de Leurs Majestés et de toute la Cour, L’ambassadeur, le marquis de Montebello, et sa femme, tous deux particulièrement aimés dans la société russe, attendaient anxieusement de recevoir l’avis que les souverains ne paraîtraient pas à leur fête et s’apprêtaient à décommander les invités : cet avis ne vint pas et ils durent, quelque regret qu’ils en eussent, ouvrir dans ce jour de deuil national les portes de leur hôtel. J’assistais à ce bal et je garde encore le souvenir de l’atmosphère lugubre qui y régnait. On lisait clairement sur les traits de l’Empereur et de l’Impératrice l’effort que tous deux faisaient pour paraître en public.

Ce fut le comte Pahlen, ancien ministre de la Justice sous le règne libéral de l’empereur Alexandre II, connu pour son esprit d’indépendance et de droiture, que l’empereur Nicolas chargea personnellement de faire une enquête sur les causes de la catastrophe et de fixer les responsabilités. Mon intimité avec lui me permit de suivre, presque jour par jour, les progrès de son enquête : je fus, à cette occasion et une fois de plus, frappé du manque de coordination qui se faisait sentir, de façon si désastreuse, entre les divers services administratifs. La fête populaire, qui devait réunir près d’un million de personnes, avait été organisée par deux pouvoirs distincts : le grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou, et le comte Vorontzoff-Daschkoff, ministre de la cour, qui se contrecarrèrent mutuellement et se rejetèrent de l’un à l’autre la responsabilité. Il fut établi que si le grand-duc Serge n’était pas seul coupable, il l’était assez pour encourir une peine disciplinaire sévère : le comte Pahlen n’hésita pas à la réclamer, mais se heurta à une véritable levée de boucliers de la part de la majorité des autres Grands-Ducs et du parti ultra-monarchique. Ils remportèrent d’autant plus facilement la victoire qu’il s’agissait du beau-frère de l’Impératrice : le grand-duc Serge, qui, dès cette époque, exerçait une grande influence sur Nicolas II, était marié à la princesse Elisabeth de Hesse, sœur de l’impératrice