Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par le téléphone, vint m’éveiller dans ma chambre : il m’informa de ce qui venait d’arriver et me proposa de l’accompagner sur le lieu du sinistre où il était appelé en sa qualité de Procureur général de l’Empire.

Aujourd’hui encore, après vingt-deux ans révolus, je ne puis, sans un frisson d’horreur, évoquer le souvenir du spectacle qui nous attendait, M. Mouravieff et moi, sur le « Hodynskoïé Polié » (c’est le nom que porte le champ de parade où avait lieu la fête). Mes lecteurs comprendront combien il me serait pénible de m’attarder aux détails de ce spectacle ; il me suffira de dire qu’en attendant l’arrivée du ministre de la Justice, qui devait faire les premières constatations, on s’était borné à porter secours aux blessés et aux agonisants, mais qu’on n’avait déplacé aucun des morts dont le nombre dépassait trois mille et qui gisaient en masses compactes devant les guichets où devait se faire la distribution de cadeaux et de vivres au peuple. Je passai la plus grande partie de la journée sur ce champ de mort et de désolation, tâchant d’aider de mon mieux au sauvetage des victimes et ne rentrai que le soir en ville où m’appelaient les devoirs de ma charge.

Les jours qui suivirent, je n’eus pas l’occasion d’approcher l’Empereur ; mais par M. Mouravieff et par le comte Pahlen, ainsi que par quelques personnes de l’intimité de la Cour, j’étais au courant des moindres détails du contre-coup produit par la catastrophe au palais du Kremlin. Eh bien, je puis l’affirmer en toute connaissance de cause, non seulement il est faux de prétendre que Nicolas II y soit resté indifférent, mais il en fut cruellement affecté. Son premier mouvement fut d’ordonner la suspension des fêtes et de se retirer dans un des monastères des environs de Moscou pour y faire un acte public de contrition. La question fut âprement débattue dans son entourage. Tandis que des hommes comme le comte Pahlen appuyaient avec la dernière énergie, la résolution du souverain et lui conseillaient de frapper, sans aucun égard pour leur situation, les responsables, — en premier lieu le grand-duc Serge, oncle de l’Empereur et Gouverneur général de Moscou ; — d’autres, avec M. Pobiédonostzeff et consorts, lui représentaient qu’agir ainsi serait jeter le désarroi dans l’esprit du peuple et produire une mauvaise impression sur les nombreux princes et représentants étrangers réunis à Moscou. Ils ajoutaient qu’en