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et sur un ton hautain, l’empereur Nicolas les surprit par son maintien timide et embarrassé : c’est d’une voix mal assurée qu’il lut le papier qu’il tenait à la main et qui contenait le fameux discours.

Voici, d’autre part, ce que je sais, de source absolument certaine, sur les préliminaires de ce discours. La réponse qu’il convenait d’adresser aux « Zemstwos » avait fait l’objet de vives discussions entre l’Empereur et son entourage. Nicolas II hésitait personnellement à rompre en visière aux « Zemstwos » et inclinait vers une attitude plus conciliante ; mais ses conseillers, au premier rang desquels se trouvait M. Pobiédonostzeff, lui représentèrent qu’il devait à la mémoire de son père de maintenir avec fermeté les « traditions » du règne précédent et de couper court à toute velléité libérale. Ce fut M. Pobiédonosizeff qui rédigea le discours que l’Empereur reçut de ses mains au dernier moment avant d’entrer dans la salle d’audience : il le lut en balbutiant et certainement sans se rendre un compte exact de sa portée.

Si l’on songe à l’immense retentissement que ce discours, rapporté par les représentants des « Zemstwos » à leurs commettants, dut avoir aussitôt dans les recoins les plus éloignés de la Russie, on sera d’avis avec moi que ce premier contact entre Nicolas II et son peuple marque l’origine du malentendu qui ne cessa jamais, depuis ce jour, de régner entre le souverain et la nation russe et qui eut son épilogue vingt-trois ans plus tard, dans l’abdication de Pskoff.

On voit le rôle joué dans cette affaire par M. Pobiédonostzeff. Procureur général du Saint Synode, c’est-à-dire Ministre des Cultes, sous Alexandre III, il avait conservé ses fonctions sous le nouveau règne. Cet homme, surnommé le « Torquemada russe, » fut le mauvais génie de Nicolas II, qu’il réussit à soumettre entièrement à son influence. Je n’ai pas à faire ici le portrait de ce sinistre personnage, qui quitta la scène politique le jour même où j’entrai dans le premier cabinet constitutionnel russe et dont la figure est suffisamment familière au public européen ; il m’eût d’ailleurs fallu consacrer à cette tâche non seulement un chapitre, mais un volume entier. Je me bornerai donc à dire que M. Pobiédonostzeff a toujours personnifié à mes yeux tout ce qu’il y avait de plus détestable dans la vieille bureaucratie russe et que c’est surtout lui bien plus que l’empereur